Florence
Doleac

18.04.2024
Jean-Marc Huitorel, 2004

En ces temps de rudesse et de fluidité, les points de frottement entre l’art et le design se sont déplacés et récemment redéfinis. Les causes en sont diverses, d’un reliquat de la vision hégélienne d’absorption de l’art dans la réalité environnante à la remise en cause plus récente des frontières mêmes de l’art, à l’oscillation permanente entre objets, attitudes et contexte, à une esthétisation générale de la vie quotidienne comme il se dit souvent, quoique parfois un peu vite. Le retour en grâce du décoratif, par exemple, correspond à un intérêt renouvelé des artistes pour l’architecture, le design ou le stylisme. Dans le champ de l’art, on ne compte plus ceux qui inscrivent leur travail dans une interrogation formelle, critique et souvent anthropologique des signes et des objets qui les entourent et qui constituent les repères de leur vie quotidienne, tirant l’art vers ces formes appliquées, éventuellement ready made, à travers lesquelles, non seulement ils témoignent spécifiquement de la réalité du monde, mais avec quoi ils déplacent constamment les territoires et de l’art et du design. Car le design n’est pas en reste dans cette entreprise d’exploration d’au-delà les frontières.

Ex Radi Designers, Florence Doléac présente sa première exposition personnelle conjointement chez Tools Galerie (design) et à la galerie Aline Vidal (art). Ainsi, non seulement ses objets vont être édités et destinés à l’usage, fût-il parfois, cet usage, à inventer, mais également conçus dans une logique d’exposition aux allures de fiction. Qu’est-ce donc qui, dans le travail de Florence Doléac, fonde ce « regard de côté » ? Principalement, et contre certains fondamentaux du modernisme, la prise de distance à l’égard de l’immédiate fonctionnalité ou, plus précisément, une réflexion, en actes, sur ce qu’on entend par fonctionnalité. En se déplaçant au-delà de la stricte nomenclature des gestes, des besoins, des postures et des fonctions, Florence Doléac ouvre une brèche dans la nature même de ses objets. Une conclusion rapide consisterait à l’identifier comme la brèche de l’esthétique, quelque chose comme une valeur ajoutée. C’est à la fois plus complexe, plus ambitieux et plus risqué. Chez elle, en effet, la défonctionnalisation (partielle) des objets ne se traduit pas par une esthétisation équivalente, mais plutôt par l’instauration d’une zone vacante, d’un espace de doute et d’incertitude. C’est le cas de sa Poignée signalétique, mais aussi de ses Robots porte fruits ou légumes, de ses chaises Vibre ! ou encore de ses Télélumines. Si l’humour en constitue l’une des qualités, il en est aussi l’un des vecteurs critiques. Et s’il fallait définir ces objets par une figure de rhétorique, c’est assurément vers l’oxymore qu’on se tournerait. Car les exemples ne manquent pas, dans cet univers, d’une synthèse des contraires au sein d’une même proposition, à travers des formes capables de faire tenir ensemble des expériences réputées incompatibles. La flaque est ce que, par nature, le pied évite ; elle devient ici une invite pour le confort et le plaisir. De même, la télévision qui, en renonçant à sa fonction traditionnelle, devient lampe, point de lumière, visibilité, révélant par là même toute l’obscurité, pour ne pas dire l’obscurantisme, que son usage courant produit. Oxymore enfin, poussé à son acmé, que l’étron doré qui constitue la Poignée signalétique. C’est tout le paradoxe de la perturbation du quotidien et de ses usages (voiler la télé, poser un cadre sur une table, une flaque à ses pieds) en vue d’un bénéfice de confort. Mais qu’est-ce ici que le confort ? Rien d’autre que le projet d’une plus grande liberté, quoique rieuse et primesautière, d’un plaisir décidé. D’une certaine manière, c’est ce que la designer entend par « flogistique », ce terme générique par lequel elle définit la logique domestique de son travail. Au 17e, le phlogistique désignait un principe chimique de la combustion des matières. Présent à l’état combiné dans tous les corps combustibles, non seulement il en détermine l’odeur et la couleur, mais, sous l’effet de la chaleur, il s’échappe sous forme de flammes sans réellement disparaître. Outre la malice du mot-valise, c’est cette vertu de marquage et de déplacement qui correspond à la fois à la logique du travail de Florence Doléac et aux principes qui le sous-tendent. Et tout cela n’est cependant pas destiné à plonger l’usager ou le regardeur dans l’embarras et la répulsion, mais au contraire à ménager cet espace de liberté où fonction ne s’inverse pas automatiquement en délectation mais en sas, en sphère de respiration et de désaliénation. Car transformer l’autorité des objets en fascination de l’art n’avance pas à grand chose sinon à déplacer les points d’aliénation. Florence Doléac poursuit un autre dessein : produire des objets qu’on utilise, évidemment, mais dont le charme, l’efficacité et qui sait, la dimension éthique, résident dans leur capacité à laisser de la marge, à ouvrir l’espace physique et mental dont ils procèdent.

Jean-Marc Huitorel - Avril 2004.