Galerie art et essai
Vues de l’exposition Décomono à la galerie Art & Essai, Rennes, 2014
EN 1923 Walter Gropius proposait de placer tous les arts sous le patronage de l’architecture et d’en faire le lieu de réalisation de l’œuvre unitaire «qui abolirait les limites entre l’art architectural et l’art décoratif». Quatre ans plus tôt, le manifeste de l’école du Bauhaus concevait déjà la construction comme finalité de toute activité plastique, réunissant ainsi «tout en une seule forme : architecture, art plastique et peinture.» L’art architectural moderne devait alors englober l’ensemble de la création artistique afin de réaliser «l’œuvre d’art totale et indivisible, le grand édifice dans lequel l’ancienne division entre éléments architecturaux et décoratifs aurait disparu à jamais.» Si une telle utopie était difficile à perpétuer au-delà des années quarante du vingtième siècle, il semble que l’architecture de certains bâtiments publics et de logements collectifs ait hérité de quelques uns de ses principes. Cependant, parmi les fondements architecturaux pensés par le Modernisme, seules les contraintes de la standardisation ont généralement été reprises dans les grands programmes de reconstruction d’après-guerre. L’époque avait son urgence. La synthèse des arts prônée par le Mouvement Moderne, qui devait culminer dans le contexte de l’architecture, s’appuyait sur le style d’une époque héritière des avant-gardes et de l’abstraction. C’est sans aucun doute ce modèle qui s’est perpétué sur les façades de nombreux bâtiments des zones périurbaines érigées à partir des années soixante. Programmes décoratifs souvent inscrits dans le contexte du un pour cent artistique, ces réalisations se développent principalement sous forme de fresques peintes, mosaïques ou bas reliefs de béton. Supplément d’art pour des bâtiments dont les conditions d’usage se sont rapidement éloignées de l’utopie moderniste, le recours au décoratif semble parfois constituer un palliatif à l’affaiblissement du modèle architectural de référence.
Les photographies d’Hervé Beurel appartenant à la série «Collection publique» explorent cet héritage. À la manière des présentations muséales de mosaïques ou de fresques antiques, elle semblent avoir prélevé sur le terrain les surfaces délimitées de quelques vestiges décoratifs devenus énigmatiques, redécouverts juste avant leur disparition. Malgré leur grande diversité, leurs motifs, prélevés en des lieux parfois très éloignés les uns des autres, développent cependant un même vocabulaire de formes, de couleurs et de compositions.
Ici la photographie cadre le motif au plus près et se confond presque avec son modèle, elle adopte sa planéité rigoureuse et lorsque se manifestent certains reliefs, la lumière qu’ils reçoivent ne provoque jamais assez d’ombre pour que le volume apparaisse. Photographies de façades de bâtiments urbains relevées dans différentes villes d’Europe, les images de cette série déclinent des surfaces décoratives sur lesquelles se déploient des motifs devenus sans âge et sans localité, mais empreints cependant des caractéristiques familières. Compositions abstraites partageant toutes les caractéristiques du tableau moderniste en devenant photographies, elles en minent également une certaine picturalité.
Les surfaces décoratives que privilégie Hervé Beurel relèvent probablement une version réduite de l’abstraction picturale ne présentant bien souvent que ses stéréotypes formels. Toutes ces œuvres en effet ne sont pas de l’ordre de celle réalisée par Raoul Ubac pour l’université de Lille 3 en 1973. Devant ces façades ouvragées on peut constater la longévité d’une version affaiblie du Mouvement Moderne, dont les auteurs sont devenus ou restés bien souvent anonymes, spécialisés dans une pratique de la commande publique et ses velléité institutionnelles, figée et peu sensible aux transformations de l’art. On mesure aujourd’hui l’écart que représentent ces grandes fresques peintes, surfacées ou carrelées, par rapport à l’actualité artistique, mais également l’arrière-fond qu’elles constituent et qui finit par faire histoire. Celle du relatif échec du projet de voir s’unir à nouveau architecture et arts plastiques en «une seule forme».
Dans la série «Collection publique» Hervé Beurel ne sacrifie pas à une mode de redécouverte du vocabulaire obsolète de la décoration architecturale héritée du Mouvement Moderne, réinvesti par les infinies déclinaisons postmodernes de l’art. Les premières pièces de cette série datent de 2004 et celle-ci continue de se compléter. Son travail s’apparente davantage à celui d’une archéologie rigoureuse et patiente, mais il s’agit également d’une revisite subtile de l’histoire de la peinture dont la présentation des œuvres privilégie le dispositif.
Musée ouvert d’un art devenu anachronique, l’espace urbain comporte encore de nombreux exemples de ces œuvres murales monumentales. Le film en boucle (2014) rétroprojeté sur les deux écrans opposées du bloc fermé construit au centre de l’espace de la galerie Art & Essai, propose une visite de cet hypothétique musée en long travelling latéral de près de deux heures à travers la ville de Rennes. Au détour d’un bâtiment, ou dans une perspective ouverte par le déplacement, on découvre parfois l’une des façades photographiées par l’artiste.
Malgré les multiples configurations spatiales qu’elle a pu adopter au cours de ces dernières années, la galerie Art & Essai a rarement été structurée selon la proposition d’Hervé Beurel pour cette exposition. L’espace fermé construit entre les quatre piliers de l’espace de la galerie, instaure une véritable architecture de l’intérieur de laquelle provient l’image. Bien que le même film passe en boucle sur les deux écrans opposés, il est impossible de les voir en même temps. La déambulation conduit à tourner autour de cette architecture centrale dans un mouvement qui répond à celui du travelling latéral ininterrompu de film.
Sur un des cotés de cette architecture centrale, la grande image de vingt quatre mètres de long se déployant sur toute la surface de deux murs perpendiculaires de la galerie (Cleunay, 2014) reproduit presque à l’échelle un la mosaïque qui a été fidèlement photographiée dans un quartier de Rennes. Ses habitants ne reconnaissent pas toujours cette composition murale pourtant familière, objet ici d’un déplacement dans un contexte qui la rend remarquable en tant qu’œuvre. L’espace qui s’établi devant cette reconstitution pourrait rappeler celui des zones urbaines de circulation parfois délaissées entre les bâtiments sur lesquels se déploient les fresques décoratives que photographie Hervé Beurel.
Le titre de l’exposition DécoMoMo, pourtant directement allusif à un site internet de référence en matière d’histoire du Mouvement Moderne, apporte un trait d’esprit à la rigueur de sa proposition. Là réside sans doute la force d’une pratique artistique, en ce qu’elle trouve les ressources de prendre ses distances avec elle-même…
Denis Briand