LIEUXCOMMUNS, quand les lettres sortent le grand jeu
Est-il possible d’écrire sur une œuvre dont le principe de création est de développer un devenir permanent, c’est-à-dire une forme suffisamment ouverte pour autoriser les porosités, les rencontres et les collaborations, mais aussi la flânerie solitaire, le détournement et le contournement, les extensions comme les suspensions, les accélérations et les pauses, les proliférations comme les cristallisations ? (…)
+ Lire en pdf la suite du texte Dropping Pictures de Larys Frogier paru dans l’édition Just a Walk publiée à l’occasion de l’exposition Just a Walk à la Criée, centre d’art contemporain, Rennes, en 2007.
LIEUXCOMMUNS, quand les lettres sortent le grand jeu
Lieuxcommuns malmène les clichés, bat en brèche les tabous graphiques, force les espaces de rencontre. Hybride, joue, provoque. Et construit une œuvre en devenir permanent.
On pourrait parcourir les projets de Lieuxcommuns1 , un studio graphique rennais ouvert il y a huit ans par Jocelyn Cottencin (et rejoint quatre ans après par Richard Louvet), en suivant le fil du cliché et ses distorsions. Ce “lieu commun”, un espace de rencontre informel, un “ouvroir”, au sens oulipien où se brouillent les catégories, se brassent et se mêlent les disciplines : le design graphique (identité graphique du Centre Chorégraphique National de Tours, catalogues d’exposition pour le domaine de Chamarande, le Centre d’art contemporain de Colomiers), le design éditorial (J’ai dix orteils, Wunderbar tome 1) et les pratiques artistiques (Just A Walk, Intérieur, Around). Il est pareillement légitime d’aborder cette oeuvre protéiforme par le plus petit dénominateur commun qui la fonde : la lettre. La Catherine Tramell par exemple (du nom de l’héroïne du film Basic Instinct). Un drôle de caractère créé pour l’exposition Accords excentriques (pour le centre d’art contemporain de Chamarande) rebondi par endroit, filiforme en d’autres. Des variations de graisse plaisantes à l’oeil quel que soit le corps. Pour créer ce caractère “féminin” (un cliché ?), les graphistes sont partis des parangons les plus communs de l’histoire de l’imprimerie, le Garamont (né au XVI e siècle) et l’Helvetica (apparu au XX e siècle), qu’ils ont superposés en prenant soin d’en lisser les parties communes. De cette rencontre entre un fringant sérif et un caractère “bâton” moderniste est née une “patte de mouche” de très grande lisibilité, une police “transgenre” qui aurait hérité de ces deux illustres géniteurs. Les graphistes sont acquis en effet depuis toujours à l’idée qu’un caractère puisse avoir une lignée, et que le fait graphique (comme on le dirait du fait littéraire) est un système vivant, une “matière organique en expansion”, précise Jocelyn Cottencin. Sa pièce La consommation d’oxygène est différente d’un individu à l’autre (elle fait partie des collections du Frac Bretagne) en est une autre preuve éclatante. Composée en Floréale, un caractère créé en interne, cette monumentale fresque enluminée prend d’assaut les surfaces (les cimaises d’exposition comme un morceau de rue ou les dessous d’un pont de voie ferrée) qu’elle couvre d’un motif végétal exubérant composé à la craie ou avec des adhésifs, dont les trouées laissent apparaître des lettres travaillées en réserve. En prenant du recul, se lit le titre de cette oeuvre graphique, une lapalissade fleurier et savoureuse (vu le contexte et le traitement), qui contaminerait n’importe quel support ou friche urbaine. Aidé par le Fonds National d’art contemporain (aide à la commande publique), le projet d’identité visuelle créé pour La Criée, le centre d’art de Rennes, qui offre un regard inédit sur l’art contemporain, pourrait résumer brillamment cette approche “Lieuxcommuns” : un solide ancrage dans le projet, parfois abordé de manière littérale, et une fabrication rigoureuse procédant de contraintes. “Larys Frogier, le directeur de la Criée, avait identifié plusieurs plate-formes correspondant aux activités du centre : expositions, résidences d’artistes, projets externalisés, colloques et pôles de recherche, décrit Jocelyn Cottencin. Pour chacune d’entre elles, nous avons créé une police à partir de l’Helvética, une typo universelle aussi contestée que le concept de “cube blanc” de la salle d’exposition, que nous avons déformée, altérée (depuis l’intérieur ou l’extérieur), chahutée. Ces “signatures”, qui illustrent de manière très directe les actions tiennent lieu de logo pour le centre. Pour ne pas confisquer toutefois tout l’espace visuel, seules les consonnes sont affectées par ces typos qui s’ajustent en fonction de chaque plate-forme.” Les graphistes livrent un peu le secret de la construction de ces jeux formels intrigants, des “filiations contre nature”, en mettant des noms sur les typos comme s’ils voulaient les sortir de l’anonymat. Mais ils brouillent intentionnellement la lisibilité à travers la double appelation des polices de titrage qui renvoie dos à dos des créateurs éminents et antagonistes. C’est la typo Albers versus Riley (pour les documents du département Des rives continentales) qui est inspirée d’un peintre du Bauhaus et d’un compositeur de musique répétitive. C’est la Lissitsky vs Brody qui tague d’un grand picto énigmatique en forme de X les affiches très visuelles des expositions du centre (comme les Flottaisons de Marcel Dinahet). C’est la typo de labeur Miedinger (le créateur de l’Helvética) vs Licko (de Suzanna Licko, la fondatrice du célèbre studio californien Emigre et auteur des premières polices numériques), qui sert à caractériser les territoires en création. C’est enfin la Fontana (le peintre qui lacérait ses toiles monochromes) vs Maeda (le pionnier du design génératif) qui fissure la masse compacte du caractère de base, et singularise, de manière humoristique, tous les projets prospectifs.
Le jeu (à la manière d’un jeu de pistes) n’est pas absent de la pratique des graphistes qui incitent aussi le public à s’impliquer dans le jeu de l’image. Cette dimension ludique sous-tend également l’activité éditoriale de Lieuxcommuns. L’un de leurs ouvrages le plus achevé, Pimp my Life, réalisé dans le cadre d’un appel à projet lancé par le Pôle Graphisme de Chaumont, se propose de décoder visuellement l’environnement d’élèves d’école technique (dans le cadre d’une résidence à Chaumont), en inventoriant leurs dessins inspirés de leur vie professionnelle et privée. Pour ce faire, le livre très soigné a pris ni plus ni moins la forme savante et sérieuse d’un codex. Mais l’essentiel n’y figure pas. À savoir les collages, surprenants de qualité plastique, réalisés avec ces dessins, à première vue banals, lesquels ont fait l’objet d’ateliers in situ. A la manière de Cent mille milliards de poèmes (Raymond Queneau), c’est au lecteur de faire siennes ces combinaisons graphiques, et de se lancer lui aussi dans la fabrication de son propre “codex”. Pour les auteurs, l’ouvrage est un “outil permettant d’interroger les codes, les signes, les images et les symboles qui composent un environnement”, de mieux élucider ainsi le fonctionnement de la mise en image et comprendre comment celle-ci construit une représentation du réel. Un outil au même titre que les typos images qui permettent aux Lieuxcommuns de définir un territoire, de dresser des systèmes graphiques complexes, insolites, fluctuants, étonnamment efficaces et résistants.
Annik Hémery, texte paru dans Intramuros, n° 144, septembre-octobre 2009, pp 100-103
- Lieuxcommuns a été fondé en 2001 avec Anne Durez et Francis Voisin, initié et dirigé par Jocelyn Cottencin. Depuis 2006, Richard Louvet a rejoint la structure en tant que graphiste associé laquelle fonctionne en collaboration avec d’autres créateurs (graphistes, chorégraphes,architectes). ↩