Le faux bourdon
Le faux bourdon, 2016
Installation vidéo / exposition aux Champs Libres à Rennes, 2016-2017.
6 vidéoprojections HD 16/9 couleurs, son mono.
LE FAUX BOURDON / TEXTE DE LA VOIX OFF
Elle ignorait qu’elle avait été choisie.
Elle observait la surface du monde. Elle était fascinée par son immensité, par l’infinie variété des reliefs, des couleurs, des lumières…
Les jeux vidéo avaient fait d’étonnants progrès. Ils étaient d’une incroyable précision.
Le temps où l’on pouvait distinguer les mondes artificiels de la réalité était révolu. Tout était semblable à présent.
Elle pensait au délai de quelques secondes entre le tir et l’impact. Durant ce délai, il était arrivé qu’elle aperçoive des silhouettes qui couraient. Et parfois, ces silhouettes étaient celles d’enfants. Mais heureusement, tout cela n’était qu’un jeu. Un vaste jeu multi-joueurs.
La plupart des gens s’y connectaient au moment de lâcher des bombes. Ils voulaient détruire des cibles. Mais elle, elle préférait s’y connecter plus tôt. Elle aimait ces interminables survols de montagnes, de déserts et de plaines. Ça lui donnait du temps pour penser à toutes sortes de choses.
Elle songeait aux évolutions de la guerre. Comment les armes à feu et les canons avaient eu raison de la cavalerie. Comment les hussards, les dragons, les lanciers, toute cette aristocratie belliqueuse avait dû se faire à cette nouvelle idée : chevaucher des machines. Des blindés, puis des avions. Les escadrilles étaient ailées et l’on devait être héroïque dans les cieux.
Les guerriers s’en étaient accommodés.
Elle se souvenait que, par la suite, la technologie avait encore révolutionné la guerre. Qu’après avoir privé les cavaliers de leurs montures, elle avait vaincu l’héroïsme lui-même. Les combattants n’étaient plus ni au sol, ni dans les airs, mais à l’autre bout du monde, confortablement assis dans des conteneurs climatisés, et regardaient des écrans, appuyaient sur des boutons et détruisaient des cibles en suivant des protocoles précis.Un peu comme elle devant son jeu.
Elle pensait à Barack Obama, à l’importance qu’il avait donnée aux drones dans ces guerres lointaines. Elle le voyait, dans son bureau à la Maison-Blanche, signant toutes les semaines des « kill lists », des autorisations de tuer depuis les airs. Une ou plusieurs personnes.
Des exécutions sommaires, sans procès.
Une véritable routine.
Dans un sens, elle comprenait le choix des drones. Ils coûtaient moins cher en vies humaines. Ils évitaient que des pilotes ayant sauté en parachute ne soient faits prisonniers et que ces otages ne viennent contrarier l’opinion publique. Et puis les drones, ça coûtait moins cher, tout simplement.
Mais quand même. Tuer comme ça, de façon aussi expéditive, avec autant de victimes civiles, elle avait des doutes…
Elle survolait des mers de sable striées par les dunes, des paysages rocheux et arides ou des montagnes pas si différentes de celles de son pays.
Elle avait lu qu’à l’origine « drone » ça voulait dire « faux bourdon ». Ça désignait ces abeilles mâles que les abeilles ouvrières finissent par tuer. Autrement dit, des individus conçus pour pouvoir être abattus.
Les pilotes de drones étaient souvent recrutés parmi les amateurs de jeux vidéo, des jeunes gens familiers des manettes et des mondes virtuels. On leur parlait des menaces pesant sur le monde et de l’existence du Bien et du Mal, afin qu’ils ne doutent pas de la justesse de leur cause. Et au début, ils avaient trouvé ça cool.
« Un super jeu vidéo ! » déclaraient-ils dans les premières interviews. C’était désastreux pour l’image de l’Amérique. Alors on les avait briefés pour qu’ils changent leur discours. Les jeunes recrues évoquèrent alors le poids des responsabilités, le stress psychologique…
Mais en fait, le plus dur, ce n’était ni le stress ni la culpabilité. C’étaient les horaires décalés.
Et l’ennui.
Les explosions tuaient des hommes dans un certain périmètre. On appelait ça le « kill radius ». Le périmètre mortel. La ou les cibles étaient abattues, en espérant qu’elles fussent réellement coupables. Et un nombre indéterminé d’innocents étaient susceptibles d’être tués par la même occasion. Les Français et les Anglais en avaient fait l’expérience dans leurs colonies : les bombardements ne faisaient pas gagner les coeurs et les esprits, bien au contraire. Ils suscitaient des vocations, faisaient surgir de nouveaux combattants.
Et on n’en finissait pas.
L’Amérique s’en était accommodée. Tondre la pelouse dès qu’elle repousse. Instaurer une guerre perpétuelle.
Et si cela paraissait vain aux pilotes ?
C’était peut-être ça, le risque…
Elle apercevait le Tigre, l’Euphrate ou l’Indus.
Tous ces noms lui rappelaient les histoires qu’on lui lisait quand elle était petite. Elle n’avait jamais compris ce qu’était Dieu, mais elle était attachée à ces mondes lointains. Ils étaient comme les girafes ou les hippopotames, des amis d’enfance.
En regardant ses écrans, elle pensait à tous ces surveillants bénévoles, à toutes ces personnes qui passaient leurs journées chez elles devant des images de vidéosurveillance dans l’espoir d’apercevoir quelque chose. Ils regardaient des rues, des boutiques, des frontières…
La frontière États-Unis-Mexique, en particulier. Ces vigiles amateurs se faisaient une joie de repérer les clandestins aux abords du Rio Grande et de les dénoncer aux autorités.
Et ceux qui repéraient un voleur à la tire touchaient une commission, un peu comme des vendeurs de cuisines ou d’encyclopédies.
Et si on pouvait devenir pilote de drone comme ça, depuis chez soi ? Il y avait certainement aux États-Unis de nombreux volontaires disposés à éliminer les ennemis du Bien. Des patriotes qui n’auraient pas trop d’états d’âme…
Elle regarda ses instruments. Son altitude était de quarante-trois mille pieds. Elle allait survoler sa cible dans vingt-huit minutes.
Elle ne se doutait pas que l’algorithme l’avait choisie.
Depuis longtemps déjà, on faisait travailler les consommateurs ou les usagers. Il y eut les commandes à passer soi-même, les meubles à monter à la maison, les articles que l’on scanne sans caissière… Jusque-là, on pouvait se dire que si les producteurs déléguaient leur travail aux consommateurs, ceux-ci travaillaient encore pour eux-mêmes. Mais un jour on réussit à les employer vraiment à leur insu. Il y eut les Captcha, ces petits textes que les gens déchiffraient pour prouver qu’ils étaient des êtres humains, mais qui les faisaient aussi contribuer à la numérisation de livres ou de plaques de rues. Il y eut aussi ces bâtiments qu’ils construisaient en 3D, afin de gracieusement modéliser le monde. Il y eut bien d’autres tâches encore…
Mais cette tâche-là était d’une autre nature. Le principe était simple. Un jeu vidéo gratuit. Une belle interface, fluide et intuitive. On se mettait aux commandes d’un drone. Et on accomplissait une mission, puis une autre. Le succès avait été immédiat. Des millions d’hommes et de femmes s’étaient mis à y jouer. En Amérique, en Europe, en Asie et même au Moyen-Orient… Comment aurait-elle pu deviner que, parmi ces innombrables joueurs, certains avaient été choisis. Et qu’elle en faisait partie. Parce qu’elle était calme, précise et disciplinée. Parce que, bien que ce soit un jeu, elle tenait à ne pas faire de « dommages collatéraux ». Tuer des civils, ça faisait perdre des points. Mais pour elle, ce n’était pas qu’une histoire de points. Elle s’imaginait en pilote et se disait : « Peut-être que l’on peut résoudre la guerre ainsi, sans trop de dégâts. En finir avec cet ennemi fanatisé. »
Dans la masse des missions fictives se glissaient ainsi de rares missions réelles. L’acte de tuer était dilué dans la multitude. Un peu comme avec les pelotons d’exécution. On ne savait pas qui tuait. À leur insu, des citoyens du monde entier participaient à l’effort de guerre, pour enfin éradiquer ces démons des déserts et des montagnes.
Ou pour ne pas y parvenir…
Et elle était l’une des meilleures recrues du Pentagone.
Le ciel était parfaitement dégagé.
Les conditions étaient idéales. Son aéronef poursuivait sa route.
Elle ignorait qu’elle avait été choisie.