Rêver la transformation
« Rêver la transformation1 »
Né en 1976, dans la région de Saint-Nazaire, Nikolas Fouré étudie les beaux-arts à Lorient puis à Quimper. Formé au tournant des années 2000, il appartient à une génération encore admirative de la sobriété radicale de l’Arte Povera, déjà suspicieuse vis-à-vis du crédo formaliste du Minimalisme, et tout juste contaminée par l’absurdité de figures clownesques à la Bruce Nauman, Mike Kelley, ou Peter Fischli et David Weiss. L’origine bretonne de l’artiste, qui vit aujourd’hui à Rennes mais agit partout, ne peut être totalement évacuée dans le but d’esquiver tout déterminisme géographique. En effet, le climat océanique, bercé par les marées, expose régulièrement aux mécaniques cosmiques une oeuvre sensible au ciel, aux nuages et à la lumière, aux phénomènes naturels et au vivant de manière plus globale.
D’abord formé à la sculpture et l’installation, puis attiré par la danse et la performance, Nikolas Fouré entreprend tôt quelques actions mettant son corps à l’épreuve, lors de défis tragi-comiques faits d’étourdissement, d’épuisement et de cabriole. Il s’entraîne à descendre et monter des escaliers tout en tournant sur lui-même, accédant à l’ivresse des derviches tourneurs, ou des enfants cascadeurs. « Tourner en rond » pour atteindre une désorientation extatique, mais aussi pour assumer un désoeuvrement démasqué. Régulièrement, il se met la tête à l’envers, accomplissant en divers lieux l’équilibre sur une seule main, photographiant de sa main libre le bleu du ciel, selon un cadrage approximatif (Voyage sur les mains, 2011). Ainsi bascule la figure mythologique du Titan Atlas, chargé par Zeus de porter sur ses épaules le globe de la voûte céleste, ensuite apparentée au poids du savoir.
Figure mythique d’un conceptualisme romantique2 , Bas Jan Ader excelle dans l’art de la chute avant de disparaître en 1975 dans l’Atlantique, au cours d’une traversée en solitaire plus que téméraire. En guise de préambule à cette disparition tragique, l’artiste néerlandais avait d’abord arpenté Los Angeles de nuit, muni d’une lampe torche, pourrejoindre l’océan (In Search of the Miraculous). En octobre 2015, Nikolas Fouré transpose en Bretagne sa propre quête initiatique, marchant 24 heures d’affilée, de l’aube à l’aurore, de Rennes à Laval (Jet Lag 42). Il inscrit au sol les heures de différentes étapes, faites d’entrain ou d’abattement, et les photographie3 . En visant l’est, le marcheur entend gagner au prochain lever de soleil quelques secondes supplémentaires de lumière : une manière de devancer le temps, tout en voyant ses propres forces décliner. Une manière également de confronter l’échelle humaine, inscrite dans la marche et le cycle circadien, à l’échelle cosmique de la rotation terrestre, ainsi qu’à la convention du décalage horaire et le fameux jet lag généré par la mobilité aérienne.
Dès les années 1960, confronter la carte au territoire devient la marotte artistique de plusieurs mouvements, allant de l’art conceptuel au Land Art, en passant par des formes plus engagées socialement comme le Situationnisme. Certains artistes révèrent et critiquent l’autorité des conventions cartographiques, tout en observant la souveraineté d’une nature sourde à toute circonscription arbitraire. L’oeuvre iconique de Dennis Oppenheim Annual Rings (1968) transpose ainsi sur un sol enneigé les anneaux de croissance d’un arbre, de part et d’autre d’une rivière qui délimite, entre les États-Unis et le Canada, un changement de fuseau horaire. L’eau s’écoule, l’arbre croît, et la montre court-circuite ces temporalités perpétuelles, enjambant en un pas de géant une heure de temps.
Dans cette superposition paradoxale de deux espaces-temps – l’un conventionnel, l’autre naturel – ressurgit la critique romantique du capitalisme : contre l’esprit de calcul et de mesure qui fonde l’individualisme numérique, contre la propriété privée, la quantification des ressources, leur exaction, leur extraction, leur marchandisation. En terme de cartographie, cela se traduit par la normalisation du monde ; par l’apparition de lignes droites en guise de frontières entre les états, niant l’intrication géographique des territoires, au profit d’appropriation de colonies et de capitaux. « Pour la civilisation industrielle, les qualités de la nature n’existent pas : elle ne prend en considération que les quantités de matières premières qu’elle peut en extraire.4
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Toutes les techniques développées pour mesurer l’incommensurable fascinent Nikolas Fouré, considérant ces tentatives comme des vanités modernes, absurdes et poétiques. Le cyanomètre, mis au point par Horace Bénédict de Saussure à la fin du XVIIIe siècle, permet par exemple de situer le bleu du ciel sur une échelle de 53 nuances observées par le naturaliste suisse. L’objet prend la forme d’un nuancier circulaire, sorte d’auréole qu’il faut tenir à bout de bras, en direction du ciel. Longtemps le bleu du ciel est resté un mystère qui intrigua de nombreux esprits5 . Découverte par l’artiste il y a plusieurs années, la mire de Saussure lui a inspiré de nombreuses réflexions, notamment sur la commensurabilité et la perception.
Nikolas Fouré reproduit sur les 24 pages d’un carnet à spirales la couleur prise par le ciel à chacune des 24 heures observées au solstice d’été, sur une plage du Morbihan. L’objet, présenté totalement déployé à la manière d’un carrousel, permet de saisir les 24 nuances saisies par l’oeil de l’artiste, à rebours du systématisme de Saussure (Solstice, 2018). Durant dix ans, de 2006 à 2016, l’artiste recouvre chaque matin une feuille de format A6 d’un lacis dense et uniforme, griffonné au stylo bille bleu. De cette routine quotidienne, pratiquée dans le plus simple équipement de bureau – des stylos bille d’encre bleue et du papier d’imprimante 80 gm – résulte une réserve de 3000 dessins à épingler au mur ou à disposer à l’horizontale, selon des partitions variables. Apparaissent alors les fresques vibrantes de Ciel fond bleu, où palpitent des tonalités allant de l’indigo à l’azur. L’industrie n’est pas totalement parvenue à fixer un bleu standardisé, la chimie, l’usure et le temps faisant passer ou coaguler certaines encres. Ces monochromes dépareillés composent ainsi des damiers dans lesquels l’artiste recompose, à la manière de gros plans pixellisés, des éclaircies d’aurore ou des incandescences solaires.
Accomplis sur le mode d’une méditation matinale au prétexte cosmique, ces remplissages gribouillés concilient divers héritages graphiques : entre la main lâche du dessin automatique des surréalistes et la logique jusqu’au-boutiste des protocoles minimalistes, ils ont d’autobiographique l’impérieux désir de s’absenter. Mais plutôt que de s’abandonner à la rigueur de la grille orthogonale qui logea tant de manies dans les années 1960 et 1970, l’esprit de Nikolas Fouré erre dans les entrelacs de 8 enchevêtrés, tissant les nids de boucles infinies. Souvent, ces griffonnages sont des « à-côtés » : l’expression spontanée de l’ennui, de l’attente ou de la distraction. Durant ses études, Nikolas Fouré a été pion (surveillant), ce qui lui a permis d’éprouver l’état paradoxal de veille et d’absence, qui fut tout aussi formateur pour les artistes ayant été, avant lui, gardiens de musée6 .
En 2018, l’artiste entreprend une série de dessins intitulée Mesurer les nuages, cristallisant dans la méthode cartographique de la triangulation ces météores par excellence instables. L’artiste troque ses entrelacs de Ciel fond bleu pour de petits triangles contigus, dans les modulations desquelles apparaissent les volumes de nuages. Développée au XVIe siècle aux Pays-Bas, la triangulation est « l’ensemble des opérations géodésiques consistant à diviser un terrain en triangles dont on opère successivement la résolution à partir d’un côté directement mesuré, en utilisant le nivellement trigonométrique.7 , commissaire general Giulio Macchi, Paris, Centre Georges Pompidou, Centre de creation industrielle, 1980, p. 478.] » Avant qu’une triangulation satellite ne se répande dans les années 1980, avec l’apparition de la géolocalisation du Global Positioning System (GPS), la triangulation suppose donc un arpentage physique, qu’il est donc impossible à entreprende en ce qui concerne les nuages.
D’un point de vue scientifique, fixer un savoir normalisé sur les nuages – ces amas de « particules en évolution incessante » – a pris du temps, et, comme souvent, les conquêtes militaires et spatiales ont accéléré les choses, en permettant une observation aérienne. Des classifications émergent au début du XIXe siècle. Le premier Atlas international des nuages paraît en 1896, illustré de photographies en couleurs. Après de multiples mises à jour, une classification scientifique en 10 genres, 14 espèces et 9 variétés n’est établie qu’en 1956. La météorologie spatiale se développe dans les années 1960, produisant ses premiers clichés satellites.
Dans l’histoire des représentations, le nuage est le motif même de la fugacité. Du temps où l’on croyait encore aux royaumes célestes, il était l’instrument des épiphanies et des apothéoses8 . On en usait avec parcimonie et précision. Puis, la peinture anglaise du XIXe siècle a exhalé tant de brumes et de brouillards que John Ruskin a baptisé « service de nuage9 » cette nouvelle industrie picturale, dont Turner fut le héros. Le critique a vu chez ces nuagistes les symptômes d’une modernité éprise de cloudiness : l’adoration profane du « nébuleux », de l’ombrageux, de l’éphémère, de l’imprécision, de l’immatériel ; mais aussi une fascination pour l’inconstance, et l’inconsistance. Loin d’être insignifiantes, ces vapeurs (voisines de l’Impressionnisme à venir) viendront voiler la vision, occulter le réel, menant vers des lacunes propices à l’abstraction.
Durant la décennie 1920, Alfred Stieglitz photographie plusieurs centaines de nuages, qu’il intitule les Equivalents. Piqué par un critique attribuant l’hypnotisme de ces clichés à la photogénie de ses modèles, il veut prouver que la force de ses images ne tient pas à leur sujet : les nuages sont suffisamment neutres et universels pour appartenir à tout le monde10 . Bien plus tard, dans les années 1980, le trio d’Information Fiction Publicité11 les affiche, en couleurs, sur des caissons lumineux. La sécularisation des nuages s’achève avec ces images intensément génériques, emblèmes d’une vacuité et d’une ambivalence médiatiques dissimulées sous des attraits naturalistes. Ils peuvent indifféremment faire la publicité d’une compagnie aérienne, de pompes funèbres ou d’une carte de crédit.
Dans les années 1970, les nuées, vapeurs et autres courants d’air ont également été le moyen de figurer, avec ironie parfois, la dématérialisation de l’art. À savoir, la migration de formes plastiques vers leurs énoncés, vers de l’information, des données. La rêverie triangulée de Nikolas Fouré actualise ce fantasme de dématérialisation qu’incarne à présent le Cloud. Or, appeler « Nuage » le chargement de nos données sur un réseau en ligne (Internet) c’est suggérer une dématérialisation frauduleuse : prétendre que des fermes de serveurs sont tout aussi immatérielles, fluides et naturelles que des nuages12
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Mesurer les nuages explore cette contamination louche, qui parvient à naturaliser des structures numériques et numériser des formes naturelles. L’oeuvre montre aussi l’état de distraction, caractéristique de notre époque, du latin distraere, signifiant littéralement « tirer en tout sens » : ce régime d’attention particulier, propre à l’ère numérique, une nouvelle manière d’ « être dans les nuages », en se laissant tirer en tous sens, au grès des alertes, des notifications et des navigations. Dans un film de 2014 évoquant cette question de l’attention flottante, tiraillée entre la pseudodématérialisation du Cloud et la concrétisation du dérèglement climatique (les deux étant liés), l’artiste allemande Hito Steyerl mettait en scène de faux bulletins météo, cartographiant les flux versatiles de capitaux, de données et d’humeurs. Face à un une instabilité de plus en plus flagrante, la présentatrice masquée s’impatientait : « un vent léger se lèverait, si vous parveniez, finalement, à vous concentrer ».
Hélène Meisel, novembre 2020.
- « Le nuage nous aide a rever la transformation. », Gaston Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement (1943), Paris, Jose Corti, 1990, p. 214. ↩
- L’idee d’un « conceptualisme romantique » apparaît dès 1977 dans un article que Boris Groys consacre aux artistes moscovites impregnes d’idealisme russe. Reexaminee dans les annees 2000 par Jörg Heiser et Jan Verwoert, l’hypothèse critique est ensuite elargie a la scène conceptuelle internationale, où subsisteraient certains traits du premier romantisme allemand, comme l’ecriture collective, la forme fragmentaire ou l’esprit du Witz. L’auteure de ce texte a consacre sa thèse a ce sujet « La subsistance subjective. Problematiques romantiques dans l’art conceptuel » (2016, Universite Paris-Sorbonne). ↩
- Ces images constituent le fanzine Jet Lag 42, Rennes, Lendroit, 2015, 24 p. ↩
- Michael Löwy, Robert Sayre, Revolte et melancolie, Le romantisme a contre-courant de la modernite, Paris, Payot, coll « Critique de la politique », 1992, p. 64. ↩
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Vinci, Goethe, Newton… cf. Peter Pesic, D’où vient le bleu du ciel ? La reponse des sciences a la question des arts, trad.
Alain Laverne, Paris, Vuibert, 2009. ↩ - Les artistes americains Sol LeWitt, Dan Flavin, Robert Ryman et Robert Mangold, ainsi que la critique d’art Lucy R. Lippard ont ete gardien.ne.s au Museum of Modern Art de New-York. ↩
- Jean-Loup Rivière, dans Cartes et figures de la terre, cat. expo. [Centre Georges Pompidou, Paris, 24 mai-17 novembre 1980 ↩
- Dictionnaire des symboles, p. 679. ↩
- John Ruskin, Modern Painters, volume III, New York, John Wiley, 1863, p. 255. ↩
- « I wanted to photograph clouds to find out what I had learned in 40 years about photography. Through clouds to put down my philosophy of life— to show that my photographs were not due to subject matter—not to special trees, or faces, or interiors, to special privileges—clouds were there for everyone—no tax as yet on them—free. », Alfred Stieglitz, The Amateur Photographer & Photography, 1923, vol. 56, n°1819, p. 255. ↩
- Jean-François Brun, Dominique Pasqualini et Philippe Thomas. ↩
- Gustavo Gomez Mejia, « De quoi le « nuage » est-il le nom ? Le statut des supports face aux regimes du cloud computing », Communication & langages, 2014/4 (N° 182), p. 77-93. DOI : 10.4074/S0336150014014069. URL : https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2014-4-page-77.htm ↩