Pascal
Rivet

24.01.2023

Le pan modeste

Julie Crenn
Publication dans l'édition Rase Campagne

« Que le paysan, et les sociétés paysannes défuntes des pays dits développés, deviennent objets de musée, n’a en soi rien d’étonnant. Non seulement on peut y lire l’une des manifestations de la passion commémorielle qui partout étreint les modernes, et davantage encore les postmodernes, non seulement il faut y voir un rituel d’enterrement, sépulcral autant que compensateur, d’une civilisation ancienne que l’on a sciemment détruite, mais surtout, cette muséification ne représente que l’un des éléments démontrant le caractère central du sacrifice des paysans dans la production de la modernité et de son développement actuel ou à venir. »

Pierre Bitoun et Yves Dupont - Le Sacrifice des Paysans (L’échappée, 2016).

Depuis les années 1990, Pascal Rivet se saisit de territoires largement délaissés par les artistes : les traditions rurales, le sport (cyclisme, football),le monde du travail (celui des ouvriers, celui des jobs alimentaires) et le monde paysan de manière plus spécifique. Sous la forme de performances, de vidéos, de sculptures et autres objets, l’artiste investit ces différents territoires qui engagent non seulement une histoire personnelle, mais aussi une réflexion plus large portée sur la culture populaire, le monde rural, ce que je nomme le pan modeste de la culture française. De celles et ceux qui, avec grande ferveur et fidélité, suivent le Tour de France aux abords des routes ou devant le petit écran ; qui, les dimanches après-midi, se rendent au terrain de foot ou parfois aux comices agricoles ; qui, tous les matins, lisent avec attention Le Télégramme, La Voix du Nord ou La Presse de la Manche. Pascal Rivet observe et s’approprie ce pan modeste pour en extraire des objets, des véhicules, des mots, des images, des couleurs, des techniques qui participent à la fabrication d’un portrait sincère et critique de modes de vie dépréciés, moqués, négligés, invisibles.

Ici les paysans avancent

L’attachement de Pascal Rivet pour le pan modeste de la culture et de la société éveille ma curiosité et mon intérêt envers son œuvre depuis plusieurs années. Dès le début des années 2000, il concentre son attention sur le monde paysan, son décorum et ses réalités. À l’occasion de son exposition au Frac Bretagne, j’ai souhaité consacrer le présent texte à cet ensemble d’œuvres. Le sujet est bien trop rare dans le champ de l’art contemporain. Comment en effet en parler avec justesse sans verser dans l’image d’Épinal, dans une forme de nostalgie stérile ?

Comment exprimer d’une manière plastique les quotidiens d’hommes et de femmes qui ont fait le choix d’élever des animaux, de faire pousser des céréales, des vignes, des légumes, des fruits ?
De parler de ces individus qui consacrent leurs vies, souvent sur plusieurs générations, à produire (de manières raisonnées et irraisonnées) de la nourriture ? Il m’est difficile de ne pas évoquer mon expérience personnelle à propos de problématiques cruciales engageant des dimensions humaines, alimentaires, vivantes, paysagères, économiques, politiques ou encore identitaires. Le monde paysan est un milieu que j’ai appris à connaître. J’ai trente-cinq ans, comme la plupart des gens de ma génération et des générations précédentes, mes grands-parents étaient agriculteurs ou travaillaient dans le secteur agricole. Ils m’ont transmis des valeurs, des gestes, des images, des odeurs. Mes parents n’ont pas poursuivi sur cette voie, un détachement s’est opéré sans pour autant rompre un lien familier et sensible. Depuis plus de quinze ans, je vis avec un éleveur bovin qui, sans le recevoir en héritage, a choisi de faire ce métier. Un rattachement au monde agricole s’est progressivement mis en place. J’en connais depuis les réalités, l’extrême complexité, la violence, la fatigue, le rythme immuable, la répétition, la beauté et l’engagement sans borne. Le monde paysan m’a toujours semblé exister à côté du reste de la société. En marge de la vie dite « normale », urbaine, régie par un emploi du temps, des week-ends, des vacances, des rentrées, des règles qui échappent à celles de la météo, des récoltes et des animaux. Les temporalités sont diamétralement opposées, elles ne se croisent pas et ne se comprennent pas.
Le monde paysan apparaît alors comme un étranger, présent, à la fois visible et invisible. Depuis les années 1970, il est entré dans une forme d’indifférence généralisée. Quelques nouvelles nous parviennent de cette autre planète lorsque des manifestations virulentes jaillissent en région, ou bien lorsque le salon de l’agriculture ouvre ses portes à Paris ou encore lorsqu’un scandale dans un abattoir est révélé publiquement. Qu’en est-il du quotidien des hommes et des femmes, des éleveurs, des cultivateurs, des agriculteurs, des viticulteurs ? Le désamour de la société pour le monde paysan est nappé d’une grande hypocrisie. Ils assurent une production alimentaire dont nous sommes chacun les acteurs, les consommateurs, les commanditaires. Nous profitons de leurs efforts sans en connaître véritablement ni les tenants ni les aboutissants. Le monde paysan tient sa part de responsabilité dans ce désamour, il existe différents types d’agricultures, de la plus destructrice, l’agriculture intensive, à la plus raisonnée quant à la prise en compte de l’environnement et du Vivant dans son ensemble. Les acteurs des pratiques intensives, celles et ceux qui en assurent la pérennité, sont effectivement responsables de la mauvaise santé du monde paysan. Ils entachent le tableau où chacun est considéré sur un même plan. Le milieu est complexe, constitué d’énergies multiformes qu’il est nécessaire de reconsidérer à différents niveaux. L’indifférence semble alors être l’option la plus aisée face à ces problématiques qui ne touchent pas uniquement le monde rural, mais l’ensemble du projet de société au sein duquel nous souhaitons nous inscrire. Ce paysage complexe constitue une matière à penser pour Pascal Rivet qui a fait du monde rural un territoire de travail et de réflexion.

Deus ex machina

« Enfant, j’ai passé pas mal du temps des vacances chez mes grands-parents à la campagne où ils tenaient commerce, un bar-tabac-téléphone public- confiserie et parfois épicerie, lieu de réunion, resto d’après-match, etc. Dans la salle commune j’entendais parler mi-français, mi-breton de remembrement, de rendements (quintaux à l’hectare), cordes de bois abattues (ou de stères), de vétos et de vêlages, d’ inséminateurs, de John Deere et de David Brown, de deux roues et de quatre roues motrices, etc. Bien qu’étant de la “ville” (où mes parents s’étaient installés), cette période m’a profondément marqué, comme si j’y avais un peu participé. »1 Pascal Rivet envisage le monde paysan en ouvrant deux portes, celle de l’émotion et celle de la critique. Les œuvres comportent ainsi une double lecture, un double fond. En 2001, il réalise IH (dédicace à Francis), une sculpture en bois peint reprenant l’échelle et la nomenclature technique du tracteur IH-554 (International-Harvester), un modèle correspondant à l’archétype du tracteur dans l’imaginaire collectif. Le tracteur est un élément central dans une exploitation parce qu’il est un outil de travail indispensable assurant une perfor- mance en termes de productivité, un gain de temps et une préservation physique. Il est aussi un motif de fierté. L’outil, prolongement du corps de celui ou celle qui le manipule quotidiennement, devient un alter ego. En fabriquant le tracteur, pièce de bois par pièce de bois, Pascal Rivet réalise un portrait en creux du paysan à qui il appartient.

Quelques années plus tard, il réalise la réplique échelle 1 en bois peint d’une moissonneuse batteuse de la marque Claas, Dominator (2007-2008). Comme la machine, l’œuvre est monumentale et impressionnante. Elle comporte aussi une part inquiétante par sa démesure vis-à-vis de nos corps. La sculpture renvoie à une lecture plus critique de la machine. L’homme est passé de la modeste charrue à cet engin éléphantesque qui s’est progressivement adapté aux objectifs de (sur) production. Ici, le portrait du propriétaire n’est plus envisageable, l’œuvre souligne davantage un sentiment de déshumanisation. En ce sens, Pascal Rivet s’empare des contradictions en opérant à des frottements entre humanité et inhumanité, entre le vivant et la machine, entre le passé et le présent, entre l’agriculture paysanne et l’agriculture industrielle. La figuration du corps humain y est très discrète. Pourtant, les gestes mis en œuvre relèvent de la performance du corps et du temps.
En procédant à la réplique de chaque pièce des machines originales par la découpe, le ponçage, l’assemblage, l’artiste réinjecte une part humaine. Puis, la machine agricole — et le tracteur en particulier — est devenue un motif, un sujet, un suppôt plastique donnant lieu à différentes formes et différentes séries, des sculptures en bois peint aux pyrogravures sur bois, en passant par les broderies aux points comptés, les dessins ou encore les sérigraphies, le motif trouve différents matériaux, gestes et supports. Pascal Rivet travaille par exemple à partir de photographies trouvées sur Internet, des images sans qualité de tracteurs accidentés dans les champs ou bien aux bords des routes. Elles sont postées par des lycéens en formation agricole sur leurs blogs. Elles dénotent une fascination et un amusement, aux antipodes des images d’Épinal présentant d’éternelles scènes champêtres. L’artiste confie les images imprimées à une brodeuse qui, point par point, s’est employée à les reconstituer sous la forme de canevas. Un jeu de va-et-vient est mis en œuvre puisque traditionnellement le canevas véhicule des images stéréotypées de scènes bucoliques: des vaches paissant tranquillement, des paysannes au repos, les bottes de foin au soleil couchant. L’image immatérielle devient un objet réalisé à partir d’un savoir-faire réclamant du temps et de la patience. D’une autre manière, il transpose d’autres images par la pyrogravure sur panneau de bois. Avec son assistant (devenu tatoueur professionnel par la suite) et armés de pointes chauffantes, ils brûlent, creusent et dessinent les éléments d’un paysage standardisé, vide et quotidien : un amas de balles de foin enrubannées à l’arrière d’une cour, un tas de maïs sous des pneus, les plis d’une bâche noire recouvrant du fumier, ou encore les vestiges d’une manifestation. Tel un greffier, l’artiste note, enregistre et compose avec le paysage. Il fabrique une imagerie qu’il qualifie «d’anti- pittoresque», où tentent de subsister des motifs qui nous semblent pourtant éternels. Une imagerie où s’immiscent les indices d’un monde touché par une crise profonde.

Natures mortes

Le monde agricole est souvent présenté d’une manière manichéenne, stéréotypée et unilatérale. La
version naïve parle du bon paysan, respectueux de la Nature, sympathique, chez qui on achète du lait, un poulet et des légumes. L’autre version dénonce le visage monstrueux et capricieux des agricul-
teurs travaillant sous perfusion de l’Union européenne, les aides de la politique agricole commune (P.A.C.) pleuvent, ils polluent, ils maltraitent les animaux, les sols, l’environnement. Deux systèmes cohabitent, l’agriculture paysanne qui s’engage à une production raisonnée et l’agriculture industrielle, qui elle, répond aux attentes excessives des marchés et par conséquent des consommateurs. Communément appelés les péquenauds, les ploucs, les gueux, les culs-terreux ou encore les bouseux, les paysans incarnent la complexité de décisions prises depuis les années 1950 pour adopter un schéma sociétal, économique et politique. Une complexité dramatique sur le plan humain.
«Chacun sait — ou devrait savoir — que depuis des années le nombre d’exploitants agricoles, mais aussi d’artisans et de petits commerçants, n’a cessé de diminuer, les terres de se concentrer en faveur de l’agriculture industrielle, les faillites et les suicides de ponctuer les journées des ruraux. […] On peut estimer que plus de 40 000 exploitations sont en état d’urgence, que plus de 60 000 ont réclamé de l’aide aux pouvoirs publics et qu’un éleveur de porc breton perd en moyenne plus de 6 000 euros par semaine.»2 Conscient des enjeux et des conséquences de ces choix collectifs, Pascal Rivet en exprime l’urgence et la violence. Les œuvres traduisent, à la manière d’une vanité, le visage sombre du monde paysan.
Un peu plus avant, j’évoquais une forme de déshumanisation inhérente à certaines œuvres de Pascal Rivet. Elles dénotent en effet une absence, celle de la figure vivante (humaine et animale), reflétant une vision politique biaisée du monde paysan qui se résumerait à un système de production. La série intitulée Voix Lactée (2014-2017) manifeste cet effacement du vivant. Elle réunit au mur un ensemble de peintures petit format, des monochromes noirs ou bruns dont les couleurs correspondent aux robes des vaches selon leur race. En lettres capitales blanches sont inscrits des prénoms : Baby, Danette, Maggy, Lohana, Nenette, Cindy, etc. L’œuvre fait référence à l’attachement de l’éleveur à ses animaux qui sont chacun dotés d’un prénom (l’imaginaire collectif parlerait immédiatement de Marguerite…). Pourtant, les peintures pointent davantage du doigt la relation faussée entre l’éleveur et l’animal qui, selon les conceptions, est un simple outil de production. Une étude montre en effet que la relation personnalisée, passant par le prénom, apaise l’animal et augmente son rendement de lait. En réduisant les cheptels à une liste de prénoms, de mots, Pascal Rivet installe une distance et un malaise vis-à-vis d’une conception stricte- ment industrielle de l’élevage bovin. Les petites peintures noires et brunes portant les différents noms suggèrent un parallèle avec les plaques funéraires présentes dans les cimetières. D’autres œuvres établissent ce type de corrélation avec des pratiques ou des symboliques funéraires. Un dessin intitulé Les Laboureurs (2013-2014) est réalisé à la craie noire sur des plaques de fibrociment. Présenté au sol sur des parpaings, il nous faut le contourner pour en apprécier les détails. Il figure un couple de jeunes agriculteurs souriants se tenant côte à côte. Disposée au sol, l’œuvre fait irrémédiablement échos aux traditionnels gisants, au Christ mort d’Andrea Mantegna ou encore aux œuvres de Ligier Richier. Pascal Rivet prend ainsi appui sur l’histoire et la symbolique funéraire du gisant pour présenter les jeunes agriculteurs. Par là, il esquisse une critique de ce que les sociologues Pierre Bitoun et Yves Dupont nomment le « sacrifice des paysans ». La notion de sacrifice trouve un écho retentissant dans l’œuvre intitulée Jour de fête (2015).3
Dans la campagne sarthoise, à l’occasion de la fête de la Saint-Jean, Pascal Rivet embrasse une sculpture en bois, la réplique échelle 1 d’un tracteur. L’œuvre en flammes se consume et disparaît petit à petit sous les yeux des passants interloqués. Entre rituel funéraire et autodafé, le geste artistique incite à une prise de conscience quant à l’état du monde paysan, qui, s’il ne trouve pas d’alternatives au productivisme insolent, marche vers sa fin. Jour de fête fonctionne comme une vanité faisant le constat d’une mort lente et certaine non seulement d’un secteur professionnel, mais avant tout d’un environnement qui ne serait pas asservi au contrôle de l’industrie agro-alimentaire, de pratiques paysagères, de cultures, d’élevages, de savoir-faire et d’une mémoire collective. Les œuvres de Pascal Rivet expriment les violentes mutations, la mort silencieuse et la désincarnation du monde paysan. Les images et les sculptures agissent tel un décor immobile et silencieux. Le décor d’un monde pensé à la marge, dont les acteurs et les machines sont réduits à des images fantômes.

  1. Échange avec Pascal Rivet, 13 juillet 2017.
  2. Bitoun, Pierre ; Dupont, Yves. Le Sacrifice des Paysans : une catastrophe sociale et anthropologique.Paris:Éditions de L’Echappée, 2016, p.7.
  3. Film tourné le 20 juin 2015, Feu de la Saint-Jean, Piacé le Radieux.