Samir
Mougas

03.09.2024

.TECHNO

Vues de l’exposition personnelle .TECHNO à la galerie Eric Mouchet, Paris, 2017
Avec le soutien du CNAP

Photos : Rebecca Fanuele

Objets sombres, 2017
Objet sombre (Jaune Citron), Objet sombre (Vert Wagon), Objet sombre (Rouge Vif), Objet sombre (Ombre Brûlée), Objet sombre (Bleu Céruléen)
Peinture acrylique, plâtre polyester, PMMA, aluminium
Œuvres uniques
Dimensions : 100 X 80 x 11 cm

Photo : Rebecca Fanuele
Surface informée #2, 2016-2017
Vernis, colorant, chrome, aluminium
Œuvre unique
Photo : Robin Lopvet
Surface informée #3, 2017
Vernis, colorant, chrome, aluminium.
Œuvre unique.
Photo : Robin Lopvet
Sans titre, 2017
Vernis acrylique, peinture acrylique, Jesmonite, bois, acier.
Œuvre unique. 96 x 54 x 30 cm
Photo : Rebecca Fanuele
Human experience, 2017
Série en cours
Dimensions chaque objet : 33 x 33 cm
Photo : Robin Lopvet
Objets sombres, 2017
Objet sombre (Bleu Outremer)
Peinture acrylique, plâtre polyester, PMMA, aluminium
Œuvre unique
Dimensions : 100 X 80 x 11 cm
Photo : Robin Lopvet

.TECHNO

Samir Mougas aime la musique électronique et les sons synthétiques, le dub, la trance, la house, la new beat, la techno. Mais dans le titre de l’exposition .TECHNO, il faut lire plus qu’une référence à un genre musical.

La techno historique, celle qui naît à Détroit au milieu des années 1980, est une musique qui parle d’un cauchemar, celui d’une ville passée en une génération d’une situation d’abondance matérielle, un âge d’or généré par d’immenses réussites industrielles, à une grave crise, avec son lot de pauvreté, de misère sociale et de ségrégation urbaine. La techno est violente et mélancolique. Et elle est fière. « Cette musique, écrit Laurent Garnier, c’est du métal, du verre, de l’acier. » Alors : on danse et on pleure.

Dans le titre de l’exposition, on lira donc une allusion marquée à une musique aimée, que l’artiste écoute abondamment et diffuse généreusement autour de lui et qui a marqué dans les années 1990 certains artistes qui l’influencent, comme Stéphane Dafflon ou Carsten Nicolai. Mais il faut surtout y voir une analogie : Samir Mougas s’intéresse à « certaines approches de la musique synthétique qui connectent une intervention humaine à l’interface d’un logiciel de musique pour lui faire subir toutes sortes de choses », et il place son propre travail sous le signe d’un regard porté sur l’histoire des technologies, et plus largement d’une modernité machinique aujourd’hui en pleine évolution. Et ici, comme dans la techno d’ailleurs, la mélancolie se résout dans un futurisme affirmé.

L’étrange ponctuation du titre nous envoie donc vers un imaginaire qui n’est pas seulement celui de la musique mais aussi d’internet et des technologies informatiques. .TECHNO pourrait devenir le nom de domaine parfait pour notre époque, après les plus utilisés .com, .net, .org, et le tout récemment apparu .art. Le titre sonne aussi comme l’extension d’un fichier informatique encore inconnu, une collection de données numériques d’un genre nouveau, quelque chose existant dans les limbes entre la 2D et la 3D, une caractéristique des sculptures qu’il présente dans l’exposition : elles sont toutes produites par la mise en relation de banques de formes numériques et de logiciels de dessin et de modélisation 3D (notamment Sculptmaster 3D et Blender) avec des processes plus traditionnels de sculptures (moulage, modelage, assemblage, chromage, peinture).

Comment s’émanciper de la 2D d’un écran ? Cette question sous-tend aujourd’hui un nombre incalculable de pratiques artistiques, notamment toute la galaxie de ce qu’on appelle le « post-internet », un terme qui désigne le travail d’une génération d’artistes « membres de réseaux sociaux, dont la dépendance aux moteurs de recherche est maintenant irréversible, avec un Macbook pour atelier et un smartphone à proximité. »

Il y a cependant dans le travail de Samir Mougas une différence notable avec ces pratiques essentiellement basées sur l’imagerie du net : c’est en sculpteur plus qu’en iconographe qu’il puise dans ces nouveaux imaginaires technologiques.

La série Surfaces Informées a été produite en plusieurs temps. La réalisation des prototypes s’est faite comme suit : production d’une esquisse sur Sculptmaster 3D, export et nettoyage de la forme sur Blender, édition d’un plan d’ouvrage à échelle 1, réalisation d’un prototype sculpté en polystyrène, rigidification de la structure, texturage de la structure en plâtre. Une fois les deux études terminées, la production des sculptures a été déléguée à trois corps de métier, fonderie industrielle (tirage « au sable » en fonte d’aluminium), serrurerie (réalisation des socles) et peinture de carrosserie (application d’une couche de chrome sur la surface des sculptures).

Le détail de ces étapes pourra sembler fastidieux, mais il nous dit au moins deux choses.

D’abord que l’organisation stricte de la production en vue d’une délégation finale est essentielle, car elle autorise un haut degré de finition impossible à obtenir par des méthodes artisanales telles que l’artiste les met en jeu dans son atelier (et c’est là une problématique centrale de la sculpture, au moins depuis l’art minimal).

Ensuite que l’incarnation de ces formes réalisées sur ordinateur ne peut être que progressive : nous sommes véritablement face à des structures hybrides, ce que leur abstraction ne fait que renforcer. Le chrome, métal extrêmement brillant, reflète largement l’environnement : il donne à ces sculptures un aspect synthétique qui les renvoie à leur origine informatique, et atténue légèrement leur présence physique.

Singularité (2013) jouait déjà sur la même ambivalence, puisque la surface rouge et brillante de la sphère visible sur l’image rappelait un exercice classique de modélisation 3D (le traitement réaliste de la réflectance des surfaces), et évoquait également la célèbre Boing Ball d’Amiga, une forme mythique dans l’histoire des technologies informatiques, inventée en 1984, et qui permit à la compagnie Amiga de faire la démonstration des capacités d’animation de ses ordinateurs.

Les Objets Sombres travaillent la même ambivalence entre présence physique et existence mentale. Cette série se présente sous la forme de bas-reliefs peints à l’aérographe. Le plexiglas noir qui sert de fond évoque la couleur des écrans des objets connectés. Là encore nous sommes face à des images qui tentent de s’émanciper d’une existence en deux dimensions pour s’incarner pleinement en volume.

Ajoutons encore une chose : le travail de Samir Mougas s’enracine dans un imaginaire qui naît dans les années 1980. Celui de la techno, mais aussi de la littérature cyberpunk, et de toute une culture synthétique qui traverse aussi bien la musique, le design, la science-fiction que les technologies qu’on désignait alors en France sous le terme aujourd’hui désuet de télématique. Les années 1980 qui voient se développer les réseaux, l’animation 3D, la musique des ordinateurs sont le dernier grand moment futuriste dans l’histoire de la culture. C’est aussi le moment où naît le poncif numéro un des discours sur l’imaginaire informatique — qui perdure jusqu’à aujourd’hui — à savoir l’opposition entre réalité et virtualité. Or il n’y a pas deux mondes étanches, mais une variété de modes d’existence qui va du plus mental au plus physique, une balance que le médium de la sculpture permet justement d’explorer.

Que l’on retrouve dans les œuvres de Samir Mougas des traces d’ancestralité biologique (les trilobites et autres fossiles, toujours présents à l’esprit lorsqu’on parle de moulage, comme l’ont montré les séries The Dog from Pompei ou Dinosaur tracks in Utah coal mines d’Allan McCollum, par exemple) au même niveau que des signes éclatants de modernité (sneakers, écrans, objets connectés) indique aujourd’hui que nous sommes peut-être à l’aube d’un nouveau grand moment futuriste, dans lequel le temps accéléré des matériaux, la matière et l’information viendront enfin se mélanger librement.

Jill Gasparina

Samir Mougas © Adagp, Paris