Samir
Mougas

MÀJ . 03.09.2024

Regard double

Emma Cozzani, mai 2015

« Lorsque nous nous concentrons sur un objet matériel, où qu’il se trouve, le seul fait d’y prêter attention peut nous amener à nous enfoncer involontairement dans son histoire. Les néophytes doivent apprendre à glisser au ras de la matière s’ils veulent qu’elle reste au niveau précis du moment. Transparence des choses, à travers lesquelles brille le passé ! Il est particulièrement difficile de ne pas crever la surface des objets donnés par la nature ou fabriqués par l’homme, objets inertes par essence, mais que la vie insouciante, use beaucoup. (…) Je m’explique : un mince vernis de réalité immédiate recouvre la matière, naturelle ou fabriquée, et quiconque désire demeurer dans le présent, avec le présent, sur le présent, doit prendre garde de n’en pas briser la tension superficielle. »1

Tenter de cerner la pratique de Samir Mougas, c’est moins convoquer l’image dans le champ de la sculpture que d’envisager « qu’il y a plutôt dans toute sculpture un degré plus ou moins élevé d’iconicité que le récepteur peut relever ou non. »2
Son travail apparait comme un champ d’expérimentation esthétique, mêlant formes observées, parfois empruntées, à des displays d’agencements dans lesquels les formes se côtoient, renvoyant à la collecte et à la trouvaille. Déployant un vocabulaire formel très fourni et documenté, qui emprunte autant à la bio-diversité qu’à l’industrie et ses machines, les oeuvres de Samir Mougas semblent pourtant résister au regard, paradoxalement à l’immédiate séduction qu’elles opèrent. Sculptures et volumes réduits parfois à leur pure surface, à une matérialité qui semble se retirer sous le poids du regard, comme si l’artiste nous invitait à regarder non plus frontalement — mais de biais. Car, dans ses oeuvres, ce sont moins les formes que les signes, qui séduisent le regard, pour mieux le perdre ensuite ; l’interroger tout du moins.
Dès lors, son travail invite le spectateur à se confronter à des formes résistantes, ou plutôt _désistantes_3 ; des surfaces qui se font images et des signes qui ne nous indique plus qu’une relation signifiant/signifié vidée, à combler. En incitant le spectateur à y regarder à deux fois, à questionner l’évidence de leurs formes pour en déconstruire les rouages sémantiques et plastiques, les oeuvres de Samir Mougas semblent parvenir à temporiser le regard que nous leur portons. L’artiste se fait sculpteur d’espace, détournant l’expérience du regard en un temps de construction sémantique de la forme. Si le premier coup d’oeil est celui qui projette la perception du spectateur à la recherche de signes familiers ; le second serait celui qui permet alors de crever la surface vernie des oeuvres, pure apparence, pour tenter de voir ce qui s’y cache.

De ces signes mis en forme, ré-investis dans leur interprétation, apparait une « imagination du signe »4 affirmant la dimension sensible à l’oeuvre dans l’acte même de vision. Samir Mougas s’évertue sans cesse à créer les
conditions d’apparitions d’un étonnement, d’un regard neuf, pour permettre au spectateur d’échapper un instant aux manifestations culturelles, économiques et politiques qui jalonnent notre quotidien.

Emma Cozzani, mai 2015

1 Vladimir Nabokov, La Transparence des chose, 10/18, 1992, p.12.
2 Jérôme Dupeyrat, « Image/Sculpture » , http://www.reseau-dda.org,Toulouse, 2014.
3 « Désistance », Jacques Derrida, préface à Typography, de Philippe Lacoue-Labarthe, Harvard University Press, 1989.
Philippe Lacoue-Labarthe définit la résistance comme « cet inévitable retard du “sujet” sur “lui-même” », une forme de résistance par retrait.
4 Roland Barthes, « L’imagination du signe » dans Essais Critique, Paris, Seuil, 1964.

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