Ibiza Solo
Hisser la voile, tendre la toile. Il est tentant de voir une similarité dans les gestes de Thomas Auriol. Dans son atelier en face du port, on voit les bateaux aller et venir, une promenade se dégager à marée basse et sur le sable mieux qu’ailleurs les traces de cette temporalité littorale. La peinture à l’huile s’inscrit dans ce flux, entre les premiers dessins, les poses des masses colorées et puis les touches plus nuancées. Cette attention au milieu n’a rien de gratuite, elle est au cœur du travail de l’artiste qui se qualifie lui-même d’embarqué. Chacune de ses toiles amène le spectateur in medias res, au milieu des choses. Avant qu’il ne démarre la série Ibiza Solo, Cockpit met le spectateur à la place du conducteur. Dans l’habitacle d’une voiture, le cadrage nous montre le tableau de bord, le pare-brise et le rétroviseur d’une façon inhabituelle. Les détails de la pluie sur les vitres chassent tout effet de perspective ; le peintre représente à la première personne un moment en particulier, un mouvement du conducteur penché sur le côté, comme prêt à sortir ou vérifier son angle mort. Peut-être même peut-on parler dans la construction de cette situation d’une épiphanie : ne peut-on pas voir de la lumière émanant du hors champ ? De l’autre côté du voyage, dans Ibiza, une sauterelle sur le pare-brise capte toute la lumière et place la série sous le patronage de l’écriture gonzo et de Hunter S. Thompson, auteur de reportages embarqués à la singularité revendiquée.
Thomas Auriol déploie de toiles en toiles un art du récit et ce sont bien des termes de narratologie qui permettent de saisir la trame d’Ibiza Solo, aventure tant picturale que maritime. Dans ce voyage en solitaire effectué à la fin du premier confinement, la dimension performative n’est pas à négliger. Persuadé que les boîtes de nuit et les bars ne se remettraient pas de la pandémie, l’artiste se prend à rêver du renouveau d’une communauté artiste sur l’île. Refuge au début des années 30 pour des intellectuels comme Walter Benjamin, Ibiza est ensuite devenue une destination touristique prisée pour ses fêtes, un nom évocateur du monde de la nuit autant qu’un cliché. Plus que la destination, c’est le voyage qui intéresse l’artiste avec ce qu’il comporte de préparatifs, de détours, d’obstacles… L’artiste a ainsi pour mener à bien son projet acheté un bateau, qu’il a réparé, aménagé, appareillé avant de prendre la mer. Le voyage commence donc en Bretagne par des allers-retours entre le chantier naval, la maison, et les shipchandlers et c’est ce qui l’amène déjà à regarder les hortensias d’un œil neuf. Ces fleurs emblématiques de la région deviennent dans La route aux hortensias, synonyme d’une nature verte et luxuriante et traduisent un exotisme inversé. Les couleurs pastels et sucrées ne sont pas sans évoquer un imaginaire de cartes de vœux, mais le kitsch est balayé par l’impression de vitesse, le cadre de la voiture là encore et la collusion des fleurs sur le pare-brise.
La série Ibiza Solo se déploie dans un ensemble de fragments qui cristallisent des moments du voyage mais qui tout comme des souvenirs peuvent être trompeurs… Thomas Auriol n’a pas le temps de peindre à bord, où il faut être attentif au moindre changement de vent et où l’on s’abandonne moins au sommeil qu’on ne programme de micro-sieste pour tenir le coup. Cet état de veille permanent est propice aux hallucinations et l’artiste tient à restituer cette vision très subjective comme dans L’approche de Cascaïs où un serpent aux couleurs de néon se superpose à la vue d’un rivage nocturne ; où le motif de sa planche de surf se confond avec les lumières d’un port au loin. Le travail de Thomas Auriol sur les micro-perceptions qui par moment se réfère peut-être à Avery Singer trouve toute sa place dans des grands formats où le rendu de textures a quelque chose de tactile. Ainsi la peinture de l’écran de navigation ou les motifs textiles de Point météo avant la nuit, ceux des couvertures, de l’oreiller ou du duvet, installent un décor. Comme autant de tableaux dans le tableau, les ensembles chromatiques participent à une sensation douillette et renvoie à un travail de recomposition en atelier.
Lors de ses escales, Thomas Auriol peint d’après les photos qu’il a pu rapidement prendre sur le bateau, n’hésitant pas pour retranscrire un moment en particulier à en condenser plusieurs. Dans Mouillage après le cap Finisterre, l’escalier qui descend vers la cabine semble trop profond par rapport à la taille du pont ; deux points de vue ont été associés et retranscrivent bien plutôt que la réalité, un sentiment et peut-être une inquiétude. S’il passe le cap Finisterre en plein jour, il baigne sa composition d’un rouge crépusculaire qui rend les eaux violettes et le rivage menaçant. Nuit américaine. Il dramatise son récit avec les artifices que peut utiliser le cinéma et les moyens de la peinture. Thomas Auriol utilise plusieurs outils numériques dans son processus et ne craint pas de faire l’analogie de son travail avec celui de monteur ou de retoucheur qu’il a pu pratiquer. Il travaille ainsi l’image par strates, par calques et incruste une image dans une autre, remplace une couleur, voir même introduit, comme dans Carré, une forme fantôme. Dans cette dernière toile, un drapé iridescent habille la composition et manifeste comme une présence. Éminemment pictural, ce motif qui ici se décline dans des couleurs qui deviennent presque évanescentes est un morceau de bravoure technique. Quand Thomas Auriol hésite sur la direction que doit prendre un tableau, il esquisse au doigt sur sa tablette de potentiels gestes. Au travers l’écran et malgré lui, comme d’autres peintres de sa génération et notamment Thomas Lévy-Lasne il reste maître de ses couleurs.
Les tournants techniques ne doivent pas être négligés dans l’histoire de l’art. Il serait difficile de comprendre ainsi le XIXème siècle sans comprendre la révolution qu’a représenté le tube de peinture et la diversification des moyens de transport qu’un Jules Verne s’est plu à inventorier. Comme le note l’auteur du Tour du Monde en 80 jours : “La terre a diminué, puisqu’on la parcourt maintenant dix fois plus vite qu’il y a cent ans.” Le monde devenait fini, ses limites étaient claires en même temps que les points de vue sur celui-ci se multipliait. La compréhension scientifique de l’optique a permis aux peintres de travailler autrement leurs couleurs. La vitesse des trains a sans doute compté dans la formation de Monet tout comme la vue aérienne dans celle d’un peintre comme André Devambez. Le XXIème siècle a aussi ses innovations que la peinture de Thomas Auriol intègre dans cette longue tradition. Le drone, la caméra d’action ainsi que des logiciels comme Photoshop agissent dans la perception que l’on a du monde. La goût du peintre pour le kitesurf, et différents sports de glisse comme la navigation perpétuent encore un attrait pour la vitesse et cette vie intense qu’a décrit Tristan Garcia dans son ouvrage éponyme.
Ibiza Solo est donc un récit de voyage qui de toile en toile se prête à des visions crues ou fantastiques. L’artiste ne cherche pas à cacher les avaries et les toiles Réparation du gréement dormant ou Silent bloc montre la réalité d’une navigation avec d’un côté une vision presque élégiaque d’un bateau bloqué au port après la fête et les confettis et de l’autre une vue hyperréaliste dont les contrastes sont forcés par l’éclat de la lampe frontale. Tout comme Jean Gaumy, capturant la vie à bord d’un sous-marin avec des angles contraints par le bâtiment, Thomas Auriol ne cache pas les temps morts mais les cadre. Les moments de tension alternent ainsi avec ceux de détente et le pavage de Porto comme le banc d’Amarelo renvoie ainsi à un même sentiment d’attente, pour ne pas dire de mélancolie. Aux moments de tensions des grands formats, très composés alternent aussi dans la pratique plus générale de l’artiste des moments de «détente» où il réutilise ces palettes de fin de journée dans des compositions plus abstraites, davantage guidées par le geste. La touche se fait plus affirmée, la composition graphiquement s’allège comme un haïku avec des tons souvent pâles, parfois relevés d’un trait. Ces peintures loin d’être anecdotiques nous éclairent : et pour paraphraser cette formule que l’on associe au nouveau roman, ce n’est pas tant la peinture de l’aventure qui intéresse Thomas Auriol que l’aventure de la peinture.