LA NAISSANCE D'EVA
La série de photographies réunies dans les pages du livre EVA conclut une résidence artistique poursuivie entre 2017 et 2018 à La Capsule au Bourget et a fait l’objet au printemps 2019 d’une exposition intitulée EVA à la Galerie du Centre André Malraux.
L’implication personnelle, la disponibilité et l’efficacité d’Arnaud Lévénès, à la tête de La Capsule, ont largement contribué à permettre au présent essai d’investigation photographique de trouver son chemin en même temps que sa matière dans le dédale inspiré de la recherche scientifique et de ses développements technologiques : les couloirs d’abord de l’Institut des Systèmes Intelligents et de Robotique (ISIR) où j’ai été chaleureusement accueilli et guidé par Agnès Brami entre les différents laboratoires où s’élaborent des interfaces bio-mécaniques destinées à augmenter les capacités naturelles du corps humain - ou à les remplacer lorsqu’elles sont partiellement ou totalement absentes - et dont j’ai tâché de photographier l’inquiétante familiarité ; ceux non moins amicaux de l’Institut des maladies génétiques Imagine où l’industrie des chercheurs s’emploie à comprendre et à corriger les dysfonctionnements variés du métabolisme en scrutant la longue suite de rimes du poème de la nature et où des clichés microscopiques ainsi que des modélisations en 3D ont servi d’illustration aux précieuses explications de Sylvain Ernest et d’Audrey Desgrange, avant de promener leurs formes ingouvernables dans l’espace d’une rêverie hors les murs. C’est au Musée de l’Air et de l’Espace du Bourget que cette rêverie exacte a rencontré les formes mythiques du grand récit de la conquête spatiale. L’enfant y était heureusement à l’oeuvre avec l’artiste et l’enquête n’a pas dédaigné des indices qu’une raisonnable défiance aurait peut-être inutilement négligés.
J’ai également eu le plaisir de rencontrer Jacques Arnould au Centre national d’études spatiales (CNES) et de m’entretenir avec lui des questions d’éthique dont il est chargé. Je lui ai demandé de prolonger notre conversation par un texte qu’on trouve à la fin de ce catalogue sous le titre Appareillage.
J’ai enfin fait appel une nouvelle fois au concours décisif de Denis Fernández Quintanilla pour m’aider à interpréter les résultats de mon enquête photographique et pour en préparer le compte rendu sous ses divers aspects et dans ses moindres détails. Á l’occasion de leur première exposition, la talentueuse Séverine Ballon a interprété Chant mécanique, création originale pour violoncelle inspirée par les photographies d’EVA.
Photographies, 100 x 70 cm
Photographies, 70 x 50 cm
Le livre EVA Extra-Véhiculaires a paru en juin 2019
de format 27 x 21 cm, il comprend 29 photographies couleurs et des textes de Jacques Arnoud et de Denis Fernandez-Quintanilla
Appareillage
A-t-on jamais vu un animal se saisir d’une branche morte pour s’y appuyer et se mettre à marcher ? Se poser la question suffit à prendre conscience de la singularité de notre espèce qui, depuis la nuit des temps d’où elle a surgi, a accompagné, soutenu, facilité, permis son odyssée terrestre, maritime, aérienne et, désormais, spatiale grâce à des instruments aussi simples qu’une canne de bois ou aussi complexes qu’une combinaison d’astronaute. Au point qu’il paraît désormais difficile de penser à la moindre entreprise ambulante, flottante ou volante sans le recours à des artefacts nés de, la conspiration de notre intelligence, de nos savoir-faire. Et, j’allais l’oublier, de notre imagination.
Car nos ancêtres hier, nous-mêmes aujourd’hui et nos enfants demain n’entreprendrons jamais de franchir les frontières de notre immédiate condition sans recourir au plus beau et au plus empoisonné des dons que la nature nous ait faits : la capacité d’imaginer. Imaginer, autrement dit outrepasser les limites de l’espace et du temps, les limites de notre corps et parfois de notre esprit pour vivre un instant dans un outre-part, dans un outre-temps. Ainsi, notre imaginaire est-il capable d’appareiller pour les destinations les plus étrangères, les plus exotiques.
Très tôt, nos prédécesseurs ont su trouver dans la nature de quoi augmenter les capacités de leur imagination : les incantations et les drogues leur ont ouverts les portes de leur « véhicule » de chair pour entreprendre de vertigineux voyages spirituels. Mais, en attendant d’être transférés dans des mémoires de silicium et des réseaux informatiques (à en croire les promesses transhumanistes), nous n’en demeurons pas moins des êtres de chair et d’os, de nerfs et de sang. Alors, tout en développant des moyens de transport de plus en plus sophistiqués, nous n’avons pas tardé à rêver, à imaginer repousser les frontières de notre corps lui-même. Car le courage et l’audace d’explorer, la volonté et l’envie de vivre ne suffisent pas pour quitter le port d’attache ni le plancher des vaches, le lit d’hôpital ni la chaise roulante. Orthèses, prothèses : quels que soient leurs noms, des artefacts nous sont indispensables pour combler nos manques et augmenter nos capacités, pour nous protéger et nous soutenir.
Avec un oeil qui perce au-delà de l’objectif, Yves Trémorin nous installe face à la réalité, souvent froide, de ces appareils sans lesquels nous n’aurions pas tenté bien des appareillages, bien des sorties hors de notre véhicule charnel ou terrestre, bien des EVA. L’artifice est souvent évident, mais le simulacre peut être bluffant, comme si nous avions peur de sortir de notre chair, de notre peau, de trop nous éloigner du rivage humain. Nous restons encordés à notre humaine apparence comme l’astronaute qui entreprend le tour de sa station spatiale, engoncé dans sa blanche combinaison : il prend soin d’accrocher un grappin à la justement nommée « ligne de vie ». Trop s’éloigner de la portion de Terre encapsulée et orbitée serait mettre sa vie en danger ; trop s’éloigner des apparences humaines, serait-ce mettre son humanité en danger ? Rien d’étonnant si la main d’acier peut nous effrayer : elle paraît trop forte, trop résistante, trop inoxydable pour éprouver ou, plus exactement, faire éprouver quelque sensation, quelque sentiment, quelque sympathie. Plus effrayants ces doigts recouverts d’un similicuir, d’une simili-peau : sont-ils capables de caresser ?
Reste encore une interrogation, celle qui accompagne ou devrait accompagner tous les appareillages : quel en est le but ? Pouvoir à nouveau tendre la main et poser le pied, après en avoir été amputé ; jouir à nouveau du vent de la course et même de l’ivresse de la victoire ; sentir à nouveau le sang affluer dans son corps ; affronter l’obscurité des abysses ou celle de l’espace ; parvenir, selon la drolatique expression, « là où la main de l’homme n’a jamais mis le pied » : est-ce là des buts à la mesure de notre humanité ? N’est-ce pas plutôt des destinations, à haute valeur ajoutée bien entendu, mais qui, l’expérience le montre, ne comblent pas le coeur de l’homme ? Et de quel coeur s’agit-il puisque nous sommes même capables d’en fabriquer capables de remplacer ceux qui défaillent dans nos poitrines. Une fois l’exploit réalisé qu’en reste-t-il, en dehors d’un souvenir qui va s’estomper puis s’éteindre, à moins qu’il n’ait contribué à faire grandir l’humain, tout l’humain ? Mais alors, avec ses orthèses, ses prothèses, d’acier et de silicone, de quel humain s’agit-il ?
À la question la plus immédiate que suggèrent les photographies d’Yves Trémorin, « où allons-nous ? » et à laquelle le ciel offre la plus enthousiasmante des réponses, ne faut-il pas immédiatement ajouter une autre question : « qui va là ? ».
Jacques Arnould, 2018
Expert éthique et espace au Centre National d’Études Spatiales (CNES)
L’ENFANCE DES MACHINES
par Denis Fernandez Quintanilla
Μή, φίλα ψυχά, βίον θάνατον
σπεῦδε, τὰν δ᾽ ἔμπρακτον ἄντλει μαχανάν.
Pindare, Pythique III
Des aérostats pastel qui accrochaient, rêveur, le regard de l’écolier dans son livre d’histoire à la géante Saturn arrachant à la terre les marcheurs de lune, il n’y a qu’un pas : il vaut quelques dizaines de centimètres ou quelques millions d’années selon qu’on le toise depuis la dernière marche ou le premier degré, à l’aune d’un cratère ou d’une mer de siècles, dans le grain du détail ou dans l’odyssée de la vague, qui fait les pensées flottantes et les libère des amarres et des hommes en qui elles ont germé. Nul n’ignore la formule vertigineuse par laquelle Neil Armstrong immortalisa ce pas tandis qu’il enjambait tous les berceaux, traversait toutes les nuits et embrassait tous les rêves. Ce n’était pas la première, c’était la seule EVA.
Parmi le cortège des créations néologiques* suscitées par les accomplissements inédits de la conquête spatiale et par le génie de son instrumentation, aucune n’a joint aussi intimement l’extrême rêverie. la raisonnable efficace du calcul que ce sigle en forme de chute et aux allures de femme fatale qui, de la première spacewalk de Leonov en 1965. la dernière moonwalk de Cernan sept ans après, a plus éloquemment que la ritournelle des conférences de presse, plus puissamment que les décollages successifs de Saturn V, scandé les très riches heures de cette envolée belle et dansé ses plus improbables ballets : Extra Vehicular Activity, trois lettres taillées comme des aiguilles sonnant le minuit d’un péril et la permission du grand bain ; trois mots proférés comme un sésame pour ouvrir les cieux et dire uniment une féerie scientifique et la geste d’un homme dans l’espace sans fond duquel rien ne le sépare plus que la fragile épaisseur de sa combinaison. Si l’image de la sortie inaugurale d’Armstrong semble devoir pour longtemps escamoter les autres EVA, toutes pourtant également complexes, risquées et spectaculaires, avant de les embarquer symboliquement dans ce qui leur tient lieu de véhicule obligé et paradoxal auprès du public, c’est vers son pendant historique, la marche lunaire d’Eugene Cernan, qui est aussi le dernier pas de l’homme sur la lune, qu’Yves Trémorin, convaincu qu’une EVA peut en cacher une autre, a retourné son appareil photographique, moins pour s’emparer d’une occasion ou s’acquitter d’une promesse qu’animé par un goût presque enfantin de la provocation et par la volonté évidente d’en découdre avec les représentations officielles. A l’ouverture opératique d’Apollo 11, il oppose le baisser de rideau sur la vallée silencieuse de Taurus-Littrow ; à la liturgie des reconstitutions, la réplique esseulée de la combinaison portée par Cernan sur la lune, en lui consacrant un dyptique délicatement éconduit du centre de la série, casque contre armure sur le fil du monde connu, face aux robots et aux machines, comme pour en figurer le coeur excentrique et faire tourner autour de cet elliptique chevalier des temps modernes les 26 autres cartes du jeu : elles puisent auprés de cet atout maître leur valeur, s’échangent leurs figures, s’y font adouber ou s’y marient selon des affinités de couleur et de position qu’elles ne soupçonnaient pas. Cette paire sidérale irradie vers toutes les régions de la série et contamine les autres images dont elle reçoit en retour une élucidation créatrice. Car chacune des 28 photographies de la série ne se contente pas d’illustrer la fécondité effective de l’idée d’EVA ; elle en multiplie les acceptions et en étend le domaine de définition, comme les 28 jours qu’égrenent les révolutions de la lune** nous en dévoilent les différentes phases et complètent sa physionomie.
Si, comme l’indique le Grand Robert, un astronaute est « une personne qui se déplace dans un véhicule spatial, hors de l’atmosphère terrestre », qui est-il lorsqu’il en sort pour flotter dans l’espace ou pour fouler le sol lunaire ? A quoi Yves Trémorin répond par le retournement d’une combinaison vidée de son astronaute, contrepartie ironique et par définition négative qui étend son questionnement à toute la série et d’où émerge aussi l’énigme de doigts sans main, d’une main coupée, d’un bras arraché et d’une tête séparée qui semble finir à peine de rouler, d’un coeur solitaire enfin qui ne bat plus que pour découvrir dans les métamorphoses d’un astre la forme totale d’un visage à aimer. Chaque photographie interroge à part l’absence dont elle se joue pour la retourner en son va-tout extra-véhiculaire et toutes ensemble dessinent la figure positive d’un comble. Ainsi le manque et l’inachèvement sont les premiers créateurs ; ils invitent à sortir de tous les véhicules pour en emprunter de nouveaux sans fin ; l’existence même, dans toute son étendue, paraît alors le produit d’une continuelle activité extra-véhiculaire autant que la somme d’une multitude d’EVA singulières qui s’interrompent ou se prolongent mutuellement par un jeu incessant de poupées russes. Ni la nature photographique de cette approche ni sa pente métonymique ne doivent nous détourner d’un modèle plus général dont l’EVA fournirait aussi la métaphore et pour laquelle plaident vigoureusement les artefacts d’Yves Trémorin : ces 28 extra-véhiculaires sont magnifiquement des formes pensives.
A moins que les machines d’EVA ne penchent solidairement vers la combinaison de Gene Cernan dans un mouvement général de compassion, comme nous regardons, attendris, les grands singes continuer de nous faire signe au travers des barreaux de leur cage. Un jour peut-être les machines se souviendront des hommes comme d’un ancêtre primitif, sorte de gardien de leur préhistoire, à la fois lointain et familier, tout entier tendu dans sa maladroite insistance à survivre vers l’avènement de la vie mécanique. Parmi eux, une race en particulier leur paraîtra mériter un respect supérieur, celle forte entre toutes des terribles manchots et des paralytiques en chariot, des féroces infirmes retour des pays chauds et des gueules cassées revenues des tranchées avec des membres de fer et des masques de cuir, celle des victimes d’amputations et de malformations innombrables, de tous ces corps empêchés et comme inaccomplis que le secours d’un appareillage a rendu pareils aux demi-dieux de leur mythologie. D.j. des mains se souviennent d’autres mains, qui les ont pensées ; comme elles ont tenu dans leur conque l’enfance du langage et comme, de main en main, elles l’ont fait passer aux machines ; comment ensuite le repentir leur est venu lorsque l’esprit n’a pas paru dans ces paumes de silicone. Leur continence les a rendues suspectes d’indifférence et fait craindre que leurs serres froides ne soient celles du bourreau ou du diable même. Ce n’est pas pourtant à cette défiance qu’incline la série d’Yves Trémorin mais à la célébration d’une pensée créatrice et du gai savoir dont elle est indissociable. Si comme l’écrit Denis de Rougemont (Penser avec les mains), « l’esprit n’est vrai que lorsqu’il manifeste sa présence, et dans le mot manifester il y a main. », il faut aussi accorder aux machines qu’elles manifestent à leur tour une vérité dans un corps. Elles aussi doivent être admises au banquet éphémère de la vie et prendre leur part de la beauté du monde qu’elles sont appelées à habiter avec nous. Voilà le fruit défendu jadis à Eve et voici ses mains pleines de vérité ; elles ont préludé. l’exploration consciente et méthodique de notre univers, qui est notre unique chance dans le malheur de la damnation. « Il faut tenter de vivre » , conclut le Cimetière marin de Paul Valéry en écho aux vers célèbres de Pindare qui lui servent d’épigraphe et, dans la forme supérieure d’une clarté indécidable, nous enjoignent de ne pas poursuivre la chimère d’une vie immortelle mais de consacrer plutôt nos efforts à connaître ce monde aussi complètement et infatigablement que nos moyens le permettent : les moyens concrets de la technique qui sont aussi ceux de l’art et dont nos machines sont la troublante incarnation. A la surface du bouillonnant volcan où naissent les idées, où meurt le philosophe, des véhicules se métamorphosent, des hommes se font machines, la vie va à la mort et des mains s’échangent en d’autres mains avant que tout ne s’inverse à nouveau. Qui sait à présent où commencent les uns et où s’achèvent les autres ; si la machine retourne jamais à l’homme et la mort à la vie, comme le mouvement, toujours, retourne à lui-même et recommence ?
* Majoritairement en anglo-américain pour des raisons assez évidentes.
** Il s’agit de la moyenne supèrieure de tous les types de période confondus de la lune. La lunaison de 29 jours
correspond à la seule période synodique.