Camille Girard
& Paul Brunet

30.11.2020

Je suis devenu...

Je suis devenu une chaise, une amie, un pied, le nez, le pot et un chien
Frac Pays de la Loire, Carquefou, 2018
Photo : Fanny Trichet

Vues de l’exposition

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Dans le mythe grec, l’explication de l’origine du dessin nous dit ceci : une jeune femme, désireuse de conserver une trace de son amant alors qu’il doit partir pour un long voyage, observant l’ombre de celui-ci projetée contre un mur, trace fidèlement les linéaments extérieurs de son corps à l’aide d’un morceau de charbon – ainsi, voici né pour les millénaires à venir l’Art, cadeau empoisonné des dieux, quintessence même de l’humanité, ennemi juré du fascisme et de l’intégrisme ou encore, valeur refuge au temps du capitalisme 2.0…
La genèse de l’art est donc une histoire de femme amoureuse et l’on ne peut que se réjouir de cela. Mais au delà de cet aspect féministe, une autre partie du récit mythologique m’interpelle tant il fait écho au travail de Camille Girard et Paul Brunet. En effet, les deux artistes, par une analogie quasi parfaite, projettent sur les murs de leur maison-caverne un celluloïd d’une photographie, instantané extrait de leur vie quotidienne, qu’ils reproduisent amoureusement, et à deux, sur un papier tendu. Comme dans le mythe, la trace laissée par le réel sur la fibre végétale du papier n’est pas qu’un trait, il est un instrument magique et sentimental, il est puissance narrative – il « trace » des relations.
Contrairement au mythe qui part du corps humain, dans les derniers dessins de Camille et Paul présentés lors de leur exposition Je suis devenu une chaise, une amie, un pied, le nez, le pot et le chien au Frac des Pays de la Loire, le corps a disparu. Alors, où sont passés les corps ?
Au regard de leur exposition rétrospective (et prospective) Trois chats cool en 20171, jusque-ici, le travail des deux artistes était parsemé de corps et de visages, à commencer par les leurs – corps nus rejouant le déjeuner sur l’herbe, corps superheroes ? bravant la tempête depuis leur salon-navire – plus chambre d’ado hikikomori qu’intérieur bourgeois. D’autres corps, ceux des ami·e·s, viennent se mêler aux leurs, formant ainsi un portrait de famille choisie, un album de souvenirs d’une communauté d’artistes-potes que l’on voit freiner à mort devant l’autoroute de la vie dite adulte – univers familier, intime, domestique, ou alors festif, champêtre, ultra cool et joyeux, voir le titre de leur exposition de 2015 : Toujours fête – Le bel été. Leur maison est un décor vite identifiable au fil des dessins : on y reconnaît le motif du tapis, le jardin et sa clôture en bois, la bibliothèque où se mêlent bouquins, jouets et talismans, mais surtout, les énigmatiques chats cool, dont la fonction pourrait être d’incarner la vie parfaite – archi chouettes couchés dans l’herbe ou sur un tapis confortable, ils sont un hymne à la liberté, la douceur et la flemmardise. Même quand le corps des artistes n’est pas visuellement là, le décor de leur maison semble vibrer de leur présence.
Or depuis quelque temps, on sentait le corps s’absenter de leur travail, l’univers restait domestique mais leur présence s’évaporait lentement. Les sandales et chaussettes se vidaient de leur pied, les vêtements n’habillaient plus que des chaises et seuls les smileys bricolés à partir d’objets incarnaient de vagues artefacts du visage humain. Aujourd’hui, devant ce nouveau corpus de quatorze dessins, force est de constater que le corps des artistes a disparu pour de bon, et qu’ayant quitté la chaleur et la protection de leur maison, leur présence s’est estompée. Que s’est-il passé ?

Dans Les mots et les choses, Michel Foucault prédisait une mort de « l’Homme » par la prolifération du savoir que nous acquérons sur lui (donc, sur nous). Pour le dire autrement, les sciences humaines, révélant les structures universelles auxquelles les humains sont soumis, ne découvrent en réalité aucun mystère intérieur, mais un réseau si vaste et si dense qu’il finit par recouvrir complètement son sujet d’étude, par l’engloutir, par le disloquer, par le dissoudre comme une aspirine dans un grand verre d’eau, ou pour paraphraser le philosophe, l’effacer, « comme à la limite de la mer un visage de sable. »2
Si l’on pousse cette logique ailleurs, on peut imaginer que par un phénomène similaire, les visages et les corps sont en passe de disparaître. La prolifération actuelle des photos et selfies – avec Instagram et Facebook en parangons de ce nouvel ordre esthétique et social – impose à chacun un flux constant, entre anonymat et exhibition, de corps et de visages montrés à la loupe et dont la nature, complètement transfigurée par les nouvelles technologies (retouches, filtres), semble se disperser dans cette démesure virtuelle. Avec cent millions de photos uploadées par jour et plus de quatre milliards de « like » quotidiens, et ce rien que sur Instagram, nous sommes entrés dans l’ère de l’exploitation mercantile et mathématique de nos sentiments. On peut aisément imaginer que dans ce flux hallucinant de représentations humaines idéalisées du bout de l’index, notre propre corps-visage semble nous filer entre les doigts, dilué par l’omniprésence liquide et virtuelle des individualités-autres, par l’énormité de l’ensemble.

Bien que l’incarnation de Camille et Paul semble absente de leurs derniers travaux, la marque de notre humanité y est pourtant omniprésente. Chaque dessin est un voyage en Anthropocène3, une balade dans un monde façonné par l’humain, un humain qui aurait disparu précipitamment, sans rien ranger. Face aux dessins, nous sommes des étrangers sur nos propres terres, des archéologues du présent. De ce monde, délaissé par ceux qui sont partis si vite, les artistes ont tiré des portraits – ceux qui restent ne sont pas des ruines, ils sont des acteurs. Le bouquet nous observe, Le pied marche vers nous, Le service à café nous écoute de ses grandes anses-oreilles. Peut-être ont-ils même quelque chose à nous dire. Le téléphone n’est pas cette prothèse technologique qui prolongerait nos membres, il a revêtu ses habits de parade – entre chamane et drag, il renverse la pratique addictive du Smartphone et nous offre un rapport magique aux autres, il tisse des liens, traduit notre besoin de fête. Les baguettes entassées glissent et viennent nous chercher, nous sommes conviés à un banquet. Les animaux, si domestiques qu’ils soient, ont acquis leur indépendance, ils nous parlent de territoires – l’herbe est une matière psychédélique et confortable, la paille rejoue un réseau autoroutier et se fait nid, les barrières, construites par l’humain, ne protègent pas mais isolent.
Pourtant, même si la présence des artistes a disparu, cinq réminiscences de visage subsistent. Deux figures humaines, tout d’abord, qui sont deux souvenirs. Tout comme l’affiche usée et ses injonctions venues du passé, ils sont des archives parlantes, les témoins du temps qui passe et souvent repasse – un clin d’œil envoyé depuis l’enfance qui nous rappelle qu’« un adulte n’est pas un enfant mort, mais un enfant qui a survécu »4, une figure tutélaire doucement fantomatique, souriante, modeste, qui semble n’apparaître que pour nous dire comme il est important de tenir aux choses et d’en prendre soin. Puis viennent les deux smileys qui en sont les miroirs virtuels et contemporains – même clin d’œil mais attitude dubitative, qu’est-ce qu’on fout là ? Ils nous observent d’un monde dont ils sont les derniers écrits-visages à parler encore. Reste Le nez. Il est moins Le Nez de Gogol qu’un visage entier enfoui sous la terre. Serait-il notre propre masque ? Un visage qui se serait enterré lui-même dans le paysage pour échapper à la tempête du monde ?
En définitive, l’absence des artistes dans leurs derniers dessins est un acte de résistance qui va de pair avec leur ouverture vers l’extérieur – une nouvelle donne leur permettant d’échapper aux automatismes et instances qui cadenassent la créativité. Ils ont quitté le confort de leur cabane et la séduction des mises en scène d’une vie de fêtes. Ils s’aventurent sur un terrain où l’individualisme et l’anthropocentrisme sont ignorés, ils s’observent avec les yeux des autres : vase, chat, téléphone, paysage. L’être humain est de toute façon partout, autant prendre l’air.
Camille et Paul ont mis au point un art d’observer ce qui pourrait paraître dérisoire ou banal, mais la lumière avec laquelle ils l’éclairent nous convie à y regarder de plus près. Ces instants de vie qu’ils nous offrent, par la multiplication des traits, le soin et la précision de la reproduction manuelle, sont pris dans l’épaisseur du temps. La douceur qui en résulte est l’antithèse d’une action virile ou autocrate, ils accomplissent un art du care, donnent de l’attention. Ils n’ont jamais cessé de nous raconter une certaine politique du vivre ensemble, une utopie de l’amitié au sens large : les ami·e·s, les chats, la maison-grotte, le jardin, la mer – leur monde se partage et se vit avec eux. L’amitié n’est pas un petit club, l’amitié est un art de vivre.

Mais je me repens de ne vous avoir pas encore présenté Camille et Paul. Camille est née dans les années quatre-vingt en Bretagne et Paul pareil, mais plus au Sud et plus tôt dans la décennie. On dit d’eux qu’ils travaillent à quatre mains, moi je dirais plutôt qu’ils sont une créature solaire et bicéphale, ou comme ils le disent eux-mêmes, deux visions du monde qui n’en font plus qu’une – deux mains superposées. Ils pratiquent un art de portes ouvertes, les ami·e·s aident de-ci de-là, un enfant dessine sur le papier encore humide, et comme je me plais à l’imaginer, les chats trempent leurs pattes partout. Les portes grandes ouvertes, ils s’en vont travailler avec les autres – la communauté d’artistes n’existe pas que pour la galerie. La première fois que je les ai rencontrés, Camille et Paul étaient déguisés en fruits – pas deux fruits solitaires sous un crachin breton, non, deux fruits parmi une corbeille d’amis – l’union est vitale. C’est une des grandes beautés de leur travail, la porte est ouverte et ne claque pas.

JOËLLE BACCHETTA, 2018
Texte publié dans le catalogue de l’exposition Je suis devenu une chaise, un une amie, un pied, le nez, le pot et un chien.

1 Trois chats cool, Mains D’Œuvres, Saint-Ouen, 2017
2 Les mots et les choses, TEL-Gallimard, 1966
3 Soit l’ère de l’Homme, dénomination fatalement ambiguë sauf si l’on admet que notre humanité se soit hissée à la hauteur d’une force géologique.
4 Pourquoi les Américains ont-ils peur des dragons ? [1974] in Le language de la nuit, Le Livre de Poche, 2018