Charlotte
Vitaioli

UP . 17.10.2024

Au bord de la mort, au bord de l'amour

Eva Prouteau, 2016

AU BORD DE LA MORT, AU BORD DE L’AMOUR

Texte d’Eva Prouteau,
Exposition Résidence 2016 au Centre d’Art de Pontmain -

Document PDF à consulter sur : https://issuu.com/charlottevitaioli/docs/texte\_eva\_prouteau

« On cherche quelque chose ensemble — mais ça n’a pas de nom. C’est une nébuleuse. Un champ d’attractions entre différentes choses. Chacune est un levier pour ouvrir un coin de mystère. » Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente, Tome I, p.179.

De l’écheveau d’intrigues emmêlées dans notre imaginaire collectif, l’artiste Charlotte Vitaioli étire bizarrement le fil. L’épopée dont elle fait le récit est borderline, peuplée de réminiscences et de rêveries, de fantasmes flous et de souvenirs reconstruits. Riche en références éclatées, l’œuvre baigne dans une atmosphère fantastique, où l’on croise plusieurs apparitions miraculeuses, des gisantes charismatiques, un justicier au cercueil, Hokusaï et Warhol, Arnold Böcklin et Jim Jarmush. Un paysage comme un patchwork mental, historique, géographique qui embrasse tellement de figures discordantes qu’on pourrait craindre qu’elles ne frayent ensemble : pourtant, cette mémoire plurielle dessine les contours d’un monde cohérent, comme entraperçu à travers la vitre d’un train fantôme.

DÉFUNTE FLOTTANTE
Au sol, un canoë grandeur nature : Charlotte Vitaioli l’a construit de ses mains, orné et capitonné de fourrure, elle en a tendu de peaux de bête la surface extérieure, à la façon des premières embarcations amérindiennes. Posé comme une offrande, ce canoë abrite un corps de femme, ou plutôt son enveloppe, longue robe ivoire en toile d’organdi et dentelles délicates, encadrée de manches bouffantes en soie bleutée. À l’emplacement du visage, un masque d’inspiration brésilienne.
Une lecture de l’installation semblerait à chercher du côté du cinéma : en effet, à l’extrémité du canoë, l’artiste a planté un étendard arborant le visage d’un cowboy au regard bleu acier, qui tient serré contre lui le canon de son fusil. Cette effigie est celle de Franco Nero, acteur qui traverse les westerns spaghetti de Sergio Corbucci, et éclaire de sa présence violente et mutique le film Django, où il incarne un vagabond solitaire qui traîne un cercueil mystérieux. En surimpression, la fin du film Dead Man vient aussi à l’esprit, quand le héros se déleste de la vie, glissant sur une embarcation similaire.

MYSTÉRIEUSE DISPARITION
Pourtant, ce n’est pas le cinéma mais la littérature que Charlotte Vittaioli met en exergue par le choix de son titre, Albertine disparue, soit la sensuelle analyse que Proust donne de la souffrance amoureuse, qu’atténue lentement le travail du deuil et de l’oubli. Derrière la fiction littéraire, d’autres références affluent, picturales celles-ci : la robe de la gisante masquée renvoie à la peinture pré-raphaëlite, les cheveux d’or et la pâleur astrale des jeunes filles peintes par d’Edward Burne-Jones, la gracilité des silhouettes aux postures empesées. On pense également à la peinture d’Arnold Bœcklin, L’île des morts, son spleen et son parfum de solitude. Plus largement, Charlotte Vittaioli aime convier les thèmes mélancoliques propres au symbolisme, comme si l’œuvre en entier était frappé par le complexe d’Ophélie1, mythe lunaire d’une dépouille amoureuse flottant sur l’onde, paisible, semblant plus endormie que morte. Combinés jusqu’au vertige, tous ces éléments référentiels ne clarifient rien : au contraire, l’artiste les empile pour intensifier l’opacité de l’œuvre, laissant au spectateur le choix de sa propre interprétation. « Les questions restant sans réponses au cinéma sont celles qui ont le plus d’effets sur nous », confirme le réalisateur Atom Egoyan.

ÉCLATS PROCESSIONNAIRES
Autour d’Albertine disparue, divers éléments font écho à l’installation : une bannière et un bâton de procession, petites pièces de tissu brodé portées par une hampe de bois laissé à l’état naturel, non équarri. Les deux objets sont parés de franges décoratives, de lanières de feutrine colorée, de broderies ou pompons, dans la droite ligne ornementale de leurs homologues cultuels. Par contre, ils ne font office d’insigne d’identification pour aucune confrérie religieuse, paroisse ou congrégation : ils sont l’emblème d’un rituel à inventer. Depuis quelques années, Charlotte Vitaioli fait partie des artistes qui s’emparent accessoirement des traces du sacré : « On n’assiste pas à la fin mais plutôt à l’extension universelle du sacré et dans toutes les directions, occultisme, sorcellerie, paganisme, nihilisme », remarque Jean-Louis Schlegel2. Il s’agit désormais d’un sacré où « le Dieu incarné a disparu, dont l’existence est vouée aux gémonies, rarement objet de nostalgie, souvent sujet de dérision, dépecé en pièce et en morceau mais aussi objet de reconstruction, de détournement et de métamorphose »3. Sans identité stable, le sacré selon Charlotte Vitaioli peut à la fois se plier à des codes formels existants et les dynamiter par un contenu ouvert à toutes les idoles, païennes et pop, hybrides et chaotiques. Dans cette série d’objets intitulée Divinités, elle intègre d’ailleurs la banane qu’Andy Warhol dessina pour le premier disque du Velvet Underground, ici décliné sur fond de fougères et rayons cosmiques, le tout encadré de franges de passementerie. Histoires de culte.

WENDY À CONCARNEAU
L’artiste fait aussi la démonstration de cet amour du sacré décalé avec Croquis pour revoir Wendy, un dessin au feutre inspiré d’un monumental tableau d’Alfred Guillou, L’arrivée du pardon de Sainte-Anne de Fouesnant à Concarneau, visible au musée des beaux-arts de Quimper. Au premier plan, des jeunes filles placées sur une embarcation ont l’honneur de porter à terre le brancard sur lequel est placée la Vierge dorée et la bannière ornée d’étoiles de la Sainte Patronne. Dans leurs robes blanches, toutes semblables, ces femmes se dressent comme des petits fantômes qui déréalisent la composition. Charlotte Vitaioli introduit de surcroît deux éléments discordants : les jeunes filles brandissent un étendard où se distingue la face de lune de Mélies, nouveau clin d’œil à l’histoire du cinéma, et aux premiers pas de la science-fiction. Et derrière elles, également incongru dans cette composition aux forts accents bretons, se tient un éléphant préparé à la parade comme ceux que l’on fait défiler en Inde. Derechef, Charlotte Vitaioli bouscule la tradition avec une forme d’irrévérence légère. Dans ce non-respect du protocole, on retrouve sans doute le personnage du titre, Wendy, cette héroïne qui souhaite ne jamais grandir : lorsqu’elle rencontre Peter Pan, venu récupérer son ombre, Wendy la recoud, avant de l’accompagner au pays imaginaire où ils resteront enfants indéfiniment.

FEUTRE & FEUTRE
Côté forme : avec ses crayons feutres, Charlotte Vitaioli rejoue le coup de pinceau, en même temps qu’elle se libère de l’histoire de la peinture et la désacralise ; côté fond : elle impulse à la composition originelle de Guillou son panthéon personnel, dans un syncrétisme joyeux. Du centre d’art de Pontmain à l’abbaye de Fontevraud, ces mêmes personnages sont déclinés pour une installation sérigraphiée sur textile. Car l’artiste se déplace sans cesse hors du cadre : le dessin se prolonge en volume, par l’ajout de petits lacets de feutre, de fragments de bois, des touffes de rafia, comme accessoirisé de grigris ou de fétiches. L’incarnation textile sensualise souvent la forme graphique : l’étoffe de feutre revient comme référence polysémique, tissu dans lequel on fait les costumes des enfants pour le carnaval mais aussi clin d’œil à l’histoire de l’art, de Beuys à Morris, deux artistes qui ont exploité les connotations archaïques et calorifiques de ce matériau. Ces échappées du cadre traduisent une pensée leitmotiv chez l’artiste : comment donner corps aux images quotidiennement diffusées sur nos écrans plats ? Comment représenter le monde dans son épaisseur, sa complexité ?

DÉVOTION
Dans cette réflexion sur la mise en scène des images (leur circulation, leur incarnation affective), Charlotte Vitaioli retourne souvent aux fondements de la peinture religieuse, qui par stratégie envisagea très tôt les images et leur support simultanément. Pour Goodbye Marylin, l’artiste choisit précisément la forme du polyptyque, dont les compartiments architecturés rythment la progression du regard et agissent comme élément actif de la narration — on pense aussi à la bande dessinée ou à l’écran divisé, au cinéma. Un effet de fragmentation des corps, une partition modulable, qui n’est pas non plus sans rappeler la grille moderniste, utilisée comme structure déductive et organisatrice qui fige, ordonne, met à distance.
Si Charlotte Vitaioli, là encore, n’exclut aucun de ces référents, le religieux l’emporte : entre pinacles, accolades et soubassements d’inspiration gothique, les différents tableaux intègrent clairement cette dimension sacrée, cette aura de dévotion, délicatement kitsch.

MÉLODRAME EN TROIS STATIONS
Goodbye Marylin : encore un titre aux accents tragiques ! Dans le vaste corpus de 58 dessins à l’encre de Chine sur papier qui constitue l’œuvre intégrale, l’artiste a choisi d’exposer trois ensembles, trois variations sur le corps et le paysage. Question corps, le tragique semble effectivement au rendez-vous, même si Marylin, elle, ne l’est pas physiquement : ses relais féminins pourraient être deux gisantes hybrides, Maria l’androïde du film Métropolis de Fritz Lang, et Poison Ivy, la sulfureuse guitariste des Cramps, groupe punk rock dont le nom s’inspire d’un personnage de comics, adversaire de Batman, et que Charlotte Vitaioli affuble ici d’une tête de crocodile. Une troisième femme incarne pleinement les revers du destin d’une star déchue : Lola Montes, héroïne du film éponyme de Max Ophuls, célèbre danseuse et courtisane tombée en disgrâce, qui finit sa vie comme animal de foire devant mimer sa propre existence pour survivre. Charlotte Vitaioli la représente en figure centrale, posant en majesté dans une splendide robe brodée, comme dans les premières scènes du film où elle rejoue la scène de son mariage. Autour d’elle, comme un chœur dispersé en divers foyers d’énergie, une sirène, un ours, Neil Amstrong et la magicienne Circé ont tous la particularité d’être déguisés en indiens. Présenté de façon frontale, chaque personnage semble avoir une certaine conscience de soi et du monde : le spectateur, comme devant un retable, crée des articulations au sein de ce mélodrame énigmatique et flamboyant, tourné vers l’onirisme et l’imaginaire romanesque. Dans cette mise en scène théâtrale, où l’habit joue un rôle essentiel, la palette éclatante sert le paroxysme émotionnel.

DU CORPS AU DÉCOR
Ce dispositif, proche de l’espace scénique, qui contraint le regard à « passer » d’un compartiment à l’autre – d’un souvenir à l’autre ? – intègre aussi plusieurs natures mortes et deux grands paysages. Bananier et plant d’ananas, corbeilles débordant d’oranges et de raisins, compositions florales qui laissent danser les tulipes et les pivoines, en hommage à la peinture hollandaise : ces représentations seraient aux yeux de l’artiste comme des vigies végétales qui protègent les personnages, images d’une vie silencieuse réconfortant leur fatum agité. Quant aux paysages tourmentés, ils témoignent l’un et l’autre de l’esprit mutin avec lequel Charlotte Vitaioli revisite l’histoire de l’art : d’un côté, l’artiste reprend la Grande Vague de Kanagawa de Hokusai mais remplace le mont Fuji par le Mont Saint-Michel, provoquant une disjonction ludique ; de l’autre, elle trace au premier plan la silhouette charbonneuse d’arbres torturés, qui se détachent sur un ciel fortement inspiré de La Nuit étoilée de Van Gogh, traversé de météorites. Dans les deux cas, le paysage est éminemment expressionniste : une vie terrible se répand dans toute la matière naturelle, et les éléments déchaînés agissent comme un puissant mouvement d’intensité, miroir à peine voilé des vies tumultueuses des héroïnes représentées. Dans cette galaxie référentielle où l’œil dérive en songeuses associations, les scènes cloisonnées confèrent à la composition une incroyable impression de cohérence et de stabilité.

DOLCE VITA
Une phrase de Fellini traverse Goodbye Marylin : « Non c’è inizio né fine, esiste solo l’infinita passione per la vita » (Il n’y a pas de fin. Il n’y a pas de début. Il n’y a que la passion infinie de la vie.) Outre sa beauté intrinsèque, physique et métaphysique, cette citation attire l’attention sur un cinéaste qui a su s’émanciper des ressorts dramatiques en vigueur pour inventer une forme inédite de récit. À partir de la Dolce Vita, les films de Fellini perdent leur structure apparente, et mêlent de plus en plus l’onirisme à la fable morale, entre fantasme et travestissement, folie échevelée et amour bouleversant. Ce que Charlotte Vitaioli emprunte à Fellini, ce sont les surprises et les raccords imprévisibles, le goût du chaos structuré, du trop plein que l’on cadre.

MATRICE
Dans la griserie imaginaire, dans la nébuleuse des liens souterrains qui unissent ses représentations, l’artiste façonne son scénario générique sur un ultime modèle tragique : celui de Roméo et Juliette, amants maudits fauchés en pleine jeunesse. Charlotte Vitaioli les convoque sans cesse dans de nouveaux castings, en ouvrant l’intrigue originale pour que chacun puisse se l’approprier. À l’aune de cette puissante matrice, l’œuvre pourrait se charger d’un pathos très pesant : au contraire, elle témoigne d’une vitalité chromatique et d’une légèreté graphique remarquables.
Un regard tendre, réchauffé par la fantaisie et l’humour — pour mieux faire scintiller ces amours à mort de l’éclat intense des dernières fois.

Notes
1 - Gaston Bachelard analyse ce qu’il appelle le complexe d’Ophélie, et décrit comment certains éléments sont indissociablement liés, dans l’imaginaire, au mythe d’Ophélie. In Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris : librairie José Corti, 1942, rééd. 1991, p. 114 et suivantes.
2 - « Traces du sacré » au centre Pompidou, article de la Revue Esprit, Juin 2008.
3 – ibid.