La personnalité de l'abstraction
Ce rôle joué par l’esquisse et l’inachevé se retrouve aussi dans le travail d’Emmanuelle Rosso (née en France en 1985). Ses tableaux, souvent fragmentaires, comme inachevés, donnent l’impression d’être des détails d’œuvres plus grandes ou des éléments issus d’un ensemble de pratiques incluant le bricolage, le dessin et la performance. C’est pourquoi ils peuvent endosser différents rôles, qui les font passer du statut de peintures à celui de peintures/objets ou de décors. Une forme particulière d’absence émane de ces peintures, au point que celle-ci semble provenir du processus de remémoration de la peinture elle-même dans sa progression ou ses retours en arrière, et jusque dans son émergence. Ce que je veux dire par là, c’est que le travail d’Emmanuelle Rosso est souvent un travail d’« esquisse », au sens où l’esquisse serait une œuvre en voie d’élaboration, mais dont le processus s’avèrerait fragmenté, « en attente ». Dans sa volonté de proposer une forme de « l’œuvre qui se fait », François Jullien écrit : « Une œuvre pour être une œuvre doit s’abandonner » Ces mots de François Jullien suggèrent ce même sens de l’ellipse que l’on retrouve dans les diverses fragmentations d’Emmanuelle Rosso.
Le processus créatif de cet artiste est entièrement performatif, l’identité de la peinture et celle de l’artiste étant les résultantes, aussi fictives que réelles, dudit processus. Comme l’écrit Susan Stewart : « Ce sont d’authentiques souvenirs, au même titre que l’objet des quêtes magiques dans les contes de fées serait la preuve d’une expérience nullement secondaire, mais vécue en une lointaine et dangereuse intimité. » L’on peut observer, lorsque l’on place les peintures d’Emmanuelle Rosso dans leur contexte d’exposition, comment elles interagissent au sein d’une constellation ouverte et performative dont les éléments de nature folklorique suggèrent un contexte d’origine imaginaire. Ce contexte est donc, pour l’artiste, celui d’une origine imaginaire, dont le sujet se révèle être une projection de l’enfance. Une enfance infléchie par un sentiment de nostalgie, par le désir de comprendre ce que c’est ou était qu’un chez soi, et où se trouvait ou pourrait se trouver un tel lieu. Cet espace rêvé n’est pas statique, mais performatif, c’est une fiction qui s’impose à l’artiste ou au regardeur, un résidu, un reliquat. La logique de la présente œuvre se trouve liée à une « intériorité », fruit d’une projection dont le contenu se voit intériorisé ou accueilli « chez soi ». Rosso déploie un paysage sans horizon, c’est-à-dire un paysage qui résiste paradoxalement à l’idée de site ou à la nécessité d’être situé. Les tourments que l’on devine sous la surface, riche et urgente, de ses peintures doivent être vu, enfin, comme une merveilleuse acceptation de l’insituabilité.