Maintenant j'habite près de la mer
Les citrons (en pensant à Manet ), 2016,
Moulage polyester sur peinture acrylique
Maintenant j’habite près de la mer, _2015
Moulage en polyester,_
Exposition Chez Valentin, Paris
Photos: Sylvie Chan-Liat
“Or les Hollandais, nous les voyons peindre des choses telles quelles, apparemment sans raisonner. […] Si nous ne savons que faire, mon cher copain Bernard, alors faisons comme eux, si ce n’était que pour ne pas laisser évaporer notre rare force cérébrale en de stériles méditations métaphysiques qui ne sauraient mettre en bocal le chaos, lequel est chaotique pour cela même qu’il ne tient dans aucun verre de notre calibre. Nous pouvons et voilà ce que faisaient ces Hollandais, désespérément malins pour les gens à système nous pouvons peindre un atome du chaos. Un cheval, un portrait, ta grand’mère, les pommes, un paysage”. Lettre de Vincent Gogh à Emile Bernard (1888)
« L’essence de l’art est mimétique » disait Adorno, il imite sa propre logique interne en étant « exécution de l’objectivité », et émancipation vis à vis des moyens de production. Au confins des pratiques post-conceptuelles basées sur la théorie de la reproduction et de la série, de l’héritage du ready made et de la sculpture classique, Etienne Bossut élabore un art chimérique et matérialiste, dont les modalités d’expansion et d’accumulation tendent toujours à jeter le trouble sur l’espace, sur sa densité et sa profondeur. Depuis le début de sa carrière, Etienne Bossut à régulièrement interrogé à travers sa stratégie mimétique l’inertie des formes industrielles, et à travers ces moules de nos actions, de nos attentes et de nos usages sociaux modernes, la capacité de l’homme à laisser une trace dans une monde caractérisé par le nouveau, la standardisation, et l’obsolescence. En moulant des formes choisies pour leur proximité quotidienne, Bossut a immortalisé cette non-mémoire du nouveau, tout en insérant dans la translation du moulage un léger « défaut », une légère torsion portant atteinte à leur stabilité autant matérielle que symbolique. Malgré leur organisation méthodique, en typologies d’objets, en générations, les formes de Bossut génèrent un trouble qualitatif dans l’équilibre figé de notre relation au monde des « choses », cette suspicion se logeant dans la différence inframince qui sépare et fait se rejoindre l’objet et sa copie, le réel et sa façade, l’irremplaçable et le vulgaire. Cette différence se manifeste en partie souvent dans les coutures du moulage laissées apparentes. Les choix d’objets d’Etienne Bossut sont à la fois nécessaires : liés à un contexte précis (peindre, mouler ce qu’on a sous les yeux au moment où on est quelque part), et arbitraire, disposant toujours d’un crédit d’illégitimité artistique : objets standards, délaissés, ou invisibilisés, objets déjà issus de moulage, et dont la re-présentation nous ramène aux grandes questions des artistes de l’image des années 1980 (« the pictures I make are really ghosts of ghosts » écrivait Sherrie Levine), à celle de l’objet artistique comme troisième terme. Amenant aussi avec lui toute une série de questions sur l’autorité, l’intentionnalité, la signature, la citation, le simulacre. Chez Bossut, pourtant, le moulage, « fonction d’institution », est matière à donner du privilège, à singulariser l’objet, à sanctifier la banalité, pour opérer une « redistribution du profit en distinction » (Allan McCollum).
Pour sa prochaine exposition à la galerie Valentin, Etienne Bossut propose une installation-panorama, travaillant à partir d’une réduction de la notion standard du paysage, présentée à l’état de signes décomposés, et dilués. Sur un fond de peinture bleu turquoise, se détachent un ensemble de nouvelles pièces, « images-objets », réalisées à partir de sa technique de moulage d’objets en polyester teinté dans la masse.
« Maintenant, j’habite près de la mer » fait référence au nouveau positionnement géographique de l’artiste, à cette nouvelle proximité avec l’imaginaire maritime dont il a moulé des éléments génériques, des bittes d’amarrage. Celles-ci évoquent la stabilité et l’ancrage, comme la zone liminaire entre espace liquide et solide, mouvement et stagnation. Disposés à proximité des murs de la galerie, les moulages viennent créer un marquage, sorte de balises délimitant un vide central de l’espace de la galerie transformée en hypothétique quai imaginaire, pour interroger le mur comme une limite illusionniste : écran devant lequel une attente becketienne semble prendre corps chez le spectateur. Leur forme abstraite, massive, et répétitive, évoque des objets à la fois informes et standardisés, spécifiques et triviaux, en même temps qu’ils disposent d’une autonomie esthétique, une apparence de poids et de densité qui les relie au champ de la sculpture. Contrairement aux chaises en plastiques moulées dont l’artiste a fait sa signature, ces éléments ont perdu leur ustensilité dans la traduction du moulage qui leur a fait perdre leur poids. Initialement, ces objets servent à amarrer ces mêmes cargos dont on peut imaginer qu’ils importent les cargaisons d’objets en séries que l’artiste a répliqué durant toute sa carrière. Des cargaisons de contrebande aussi, commerce d’art et d’armes ( « La beauté des canons »), piratage (la contrefaçon, le faux, le double), étant des récurrences dans l’oeuvre de Bossut. Une référence qui pourrait être ici appuyée par le bleu du revêtement d’un mur tiré de la couleur du pull de Tintin sur la couverture de Coke en stock (Hergé). A moins qu’il ne s’agisse de chargements de produits « exotiques », comme ces citrons posés, en prologue de l’exposition, en presque lévitation sur des tréteaux moulés. Leur étalage, neutralisé dans une couleur translucide, accentue les espaces entre les fruits en même temps qu’il anéanti le principe logique d’unité : l’idée d’un fond sur lequel les objets/figures sont ancrés. Ce jeu de reconstitution elliptique d’un paysage « paradigmatique » par greffe et prélèvement de signes chromatique (le bleu et le jaune, le gris « quai » du sol de la galerie), et de formes utilitaires, repositionne l’installation dans un rapport à la planéité picturale.
Ce paysage qu’évoque le face à face maritime, nous rapporte, comme toujours chez l’artiste, à la tension entre distance physique, conceptuelle, ironique, et proximité, contact, fusion, dans le protocole quasi tautologique de la mimesis. Dans une époque d’intense dématérialisation la stratégie indicielle, artisanale, d’Etienne Bossut, visant à maintenir un lien physique au référent, témoigne aussi d’une quête de l’absurde : s’attacher à la terre ferme, à une réalité empirique qui par essence ne semble qu’adopter la forme liquide, fluide. Cette lenteur anachronique du processus de moulage artisanal que répète Bossut est souvent citée dans les objets eux-mêmes : chaise d’attente, ski de « fond », ici bitte d’amarrage. La réduction opérée pour cette exposition, peut être imaginée aussi comme le point de vue offert à la vision d’un déclin entropique de l’imaginaire sériel et du principe de démultiplication de l’objet qui occupait l’artiste : contre-point vis à vis duquel Bossut ne laisse jamais le spectateur s’installer (on ne s’installe pas sur ces objets) ; le laissant « entre ». Mais c’est l’absence de l’amarrage qui produit cet effet de vacuité, laissant le spectateur dans un état de flottement entre une fiction qui ne parviendrait pas tout à fait à produire son effet, et un réel sur lequel pèse le poids d’un vide et d’une inconsistance « métaphysique », entre contemplation et déception.
Texte de Clara Guislain