Une forêt se pétrifie
Une forêt se pétrifie
Vues de l’exposition Une forêt se pétrifie, Rinomina, Paris, 2016
Pour sa première exposition personnelle à Paris, Felicia Atkinson déploie une proposition in progress dont le premier volet, “Une forêt se pétrifie“, est présenté ici à Rinomina. Sur une table, un lecteur cassette diffuse, sur un format de 40mn, la lecture enregistrée au i-phone, puis déplacée sur bande magnétique du début d’un roman en cours, qu’écrit l’artiste depuis février 2015. La voix a été enregistrée à Rio de Janeiro, dans des endroits particuliers lors d’une résidence que fit Felicia Atkinson au studio Agnut en décembre 2015, dans l’atelier de l’artiste conceptuel brésilien Tunga, ainsi que dans divers autres endroits du monde. On entend au loin les oiseaux, un hélicoptère, les bruits alentours. Des infra-basses et sons électroniques divers viennent perturber cet étrange audio-book.
Ce roman possède une fonction ambiguë, il est dans un sens orphelin, il ne fait pas partie du monde littéraire (il est inachevé et non publié, il s’agit peut-être d’un « mauvais » roman), mais il n’est pas non plus une sculpture… Evidemment, c’est ce statut latent, « entre-deux » , que Félicia Atkinson nous propose, tel un palimpseste en partage… Ainsi, le visiteur n’a pas accès à la lecture du manuscrit en court. Il ne voit qu’une boîte d’archive scellée, posée sur la table à côté du magnétophone qui en diffuse sa lecture ainsi qu’une série d’objets, de céramiques et de collages digitaux sur aluminium sur une table basse et une étagère, un tableau au mur. Dans la forêt pétrifiée d’Arizona, les végétaux sont devenus des minéraux. Certains disent qu’il porte malheur de vouloir les voler et les amener avec soi. Beaucoup de gens qui avaient dérobé des fragments de la forêt pétrifiée les ont renvoyés au parc naturel après avoir vécu des aventures étranges ou inquiétantes. À Rinomina, le spectateur est invité à partager et à douter des bribes de cette foret pétrifiée : extrait lu sur une bande magnétique, une série d’images et d’objets, une boîte scellée qui contient un récit secret… Le visiteur ainsi, n’a accès au roman qu’à travers son expérience au moment ou il est dans la pièce, et ou il peut écouter la cassette et au mystère de la boîte. Une temporalité rentre ainsi en jeu, suggérée par le temps du sonore, proche de celle du concert, contexte que Felicia Atkinson, convoque souvent lors des « readymade ceremonies » qui ont lieu pendant ses concerts et disques enregistrés.
De l’archive despote au droit à l’oubli
de Tristan Alexandre Savoy
Comment rendre compte d’une fiction en cours de réalisation ? Comment incarner, puis dérouler une perte dans les bois ? L’exposition de Félicia Atkinson est une anabase sans départ, ni retours. Seul un retour au réel, telle une relation subjective forcée, peut actualiser le souvenir, rendre un souffle nouveau à l’expérience froide que l’on se fait de l’archive. Le roman n’existe pas. Du moins selon cette taxinomie libérale qui prétend qu’un bon livre est un ouvrage publié et, de fait, lu par le plus grand nombre. Et pourtant, le manuscrit est bien présent : concret (Une forêt se pétrifie/ Part 1) ou oral (A Forest petrified/ Part 1). Or l’accès à sa lecture nous est interdit, le manuscrit se dérobe à l’œil, sous cette boîte en carton. L’achèvement du roman par son auteur est repoussé à d’autres enregistrements. Le roman n’est donc pas terminé. La durée de ce premier tome épousant les limites temporelles de la bande magnétique. Un saut d’un médium à l’autre, une reterritorialisation sauvage, à la manière du regard scopophilique lancé à travers l’œil de bœuf duchampien sur une forêt bigarrée (Light of the petrified). Offerte à la surface d’une toile préfabriquée, cette forêt replante un autre décor. Le roman, dans un style foisonnant et quelque peu rousselien, aborde les péripéties des membres d’une secte d’artistes. Le régime est descriptif. Or l’élan porté par les personnages : le droit à l’oubli ; la suppression de l’archive, ne serait-il pas le dernier élan iconoclaste autant que véritablement romantique ? Car qui dit oubli, dit dissolution dans le grand tout. Et qui dit fragments, indices, dit recomposition. Il s’agit donc de constamment réévaluer la place et le statut que l’on accorde à la trace, tout en tentant de fuir sa tyrannie. Ainsi, dans un mouvement pendulaire entre l’ignorance épistémique des causes et les rencontres purement fortuites (Chance or Indeterminacy) ; entre les objets trouvés (La jambe/Hauteville) et les Memory Card retrouvées ; entre les nombreux lieux de captation de ce narrateur digital et la bande, inscrite par cette multiplicité géographique et rebootée, le voyage de Félicia Atkinson est un ping-pong kaléïdoscopé qui “court-circuite” le signifiant et détrône le chef-d’œuvre.
Tristan Alexandre Savoy