CASSONI. Peintures-boîtes
Vue de l’exposition collective avec Niko Chodor, Pui Tiffany Chow, Jordan Derrien, Nathalie Du Pasquier, Cédric Esturillo, Alex Heilbron, Guillaume Pinard, Luigi Serafini et Manon Vargas, 2022
Photos : Aurélien Mole
Guillaume Pinard © Adagp, Paris
CASSONI. Peintures-boîtes est une proposition de Marie de Brugerolle à l’invitation d’Anne Barrault. L’exposition invite 9 artistes, de générations et d’horizons différents, à partir d’une sélection d’oeuvres pour la plupart inédites en France ou produites en réponse à cette invitation.
Dans la lignée de la réflexion de la post-performance painting, Marie de Brugerolle envisage ce que serait le cassone d’aujourd’hui. Contenant et contenu se renversent dans une série de jeux de formes et d’usages. Au coeur du sujet : la peinture en tant qu’objet d’amour, preuve, gage. « J’ai pris une femme, c’est commode » a dit Marcel Duchamp. A l’origine de la commode, premier meuble domestique, les Cassoni. Inspirée par ces coffres de mariage, qui étaient à la fois des objets d’échange et de parade, l’exposition invite à penser l’économie de l’amour aujourd’hui. Quel serait votre trousseau aujourd’hui ?
Le point de départ est une réflexion sur la peinture pensée en 3D, en tant qu’objet transitionnel, au-delà du plan imaginaire de l’icône. Un volume multidimensionnel qui convoque notre corps, performe des histoires. Pas seulement une surface peinte tendue sur un châssis au mur, mais polysémique et polymorphe, la peinture est ici source ou destination d’une action. Un volume qu’on pose sur une étagère, au sol, dans une vitrine. Une peinture-boîte, c’est un tableau qui a un dos, un tondo qui peut être un couvercle, un bureau qui serait un coffre et un cabinet d’amateur, un puzzle d’identités dont les plans auraient différentes épaisseurs…
Le Cassone : un objet pour penser le cadre élargi de la peinture.
Le Cassone est un objet emblématique d’un échange matériel et symbolique. Il incarne le passage d’une « maison », d’une lignée, d’une famille à une autre, sous la forme d’un ensemble de biens matériels et immatériels. Ce passage de l’état de fiancée à celui de mariée, ce moment inframince fut illustré par le Grand Verre de Duchamp, La Mariée mise à nue par ses célibataires, mêmes. Mais ici la source première est la forme de la boîte, qui contient et montre la peinture dans ses formes et usages. A partir des surfaces et des jeux de profondeurs, de motifs qui sont autant structurels que décoratifs, comme chez Nathalie Du Pasquier, ou encore Jordan Derrien. La peinture comme objet, qu’on pose, qu’on installe, qu’on accroche, et qu’on transporte, qu’on ouvre. L’érotisme est tout autant dans le motif (Manon Vargas, Tiffany Pui Chow) que dans la possible ouverture (Cédric Esturillo). Un objet de désir, qu’on dégrafe et déploie (Cassone di Lisboa de Nathalie Du Pasquier) ou qu’on regarde derrière la vitrine (Alex Heilbron et Niko Chodor). C’est un coffre dont les parois s’exposent, se déboîtent, prenant leur autonomie, grimpent aux murs et nous obligent à lever la tête (Guillaume Pinard) et à faire face (Luigi Serafini). Le trousseau se fait la malle.
Une Vénus nous guide…du tableau sous le couvercle du cassone.
Si la Vénus d’Urbino, 1538 de Titien nous est parvenue, c’est parce qu’elle a été arrachée d’un cassone. Notons que les proportions du panneau permettent d’envisager un corps grandeur nature (119 x 165 cm). L’érotisme de la scène appartient au vocabulaire suggestif des premiers nus que l’on trouve dans ces boîtes en bois de grandes dimensions que nous appelons Cassoni à la suite de G.Vasari. Leurs noms d’usage étaient Forzieri, ce qui littéralement signifie « coffres ».
(…)
Objets d’ostentation, portés d’une maison à l’autre quelques jours après le mariage (civil et religieux), les Cassoni sont montrés à demi-ouverts, afin d’exhiber le contenu et la richesse de la dot, ils sont regardés, offerts à la vue de tous, et attestent de l’alliance entre deux familles. Le défilé des Cassoni est un « triomphe » qui traverse la ville, de la demeure du père de la promise à celle de son époux. C’est un acte social qui permet à tous d’être informés de la nouvelle. L’intime est mis en public. Cette démonstration visuelle mise en scène correspond à une forme publique de promulgation d’un acte légal. Le mariage est avant tout la mise en commun de biens en vue de constituer les éléments d’un patrimoine. Le « devoir conjugal », dont le but est la procréation, est une manière de faire fructifier ce bien commun. La femme est bien un « objet transitionnel », matérialisant un échange symbolique (l’alliance de deux clans) et finalement une « commodité » ou marchandise elle-même. C’est ce que le Code Civil Napoléonien a mis en exergue, par l’infantilisation de l’épouse qui ne peut ni travailler, ni posséder de compte bancaire sans l’autorisation de son mari. La femme n’est pas un « sujet », c’est un « objet ».
Je pensais au mariage comme une affaire d’objets échangés, à la femme comme tribut, gage de paix entre les clans, entre les peuples, entre les castes. Cette objectivation d’une union qui est d’abord un échange de biens avant d’être un consentement mutuel, déguisé sous les traits de l’amour, est devenue un objet de réflexion.
L’ostentation et le défilé, l’acte performatif en soit que constitue l’énoncé « je te marie » et la mise en scène publique de l’épousée comme bien d’échange, m’ont fait penser à cette parade comme à une postperformance, dont la ville, la « polis » était le cadre.
(…)
Marie de Brugerolle, janvier 2022