Marc
Geneix

UP . 03.12.2024

Discussion croisée

Discussion croisée entre Marc Geneix, Benoit Lamy de la Chapelle et John Cornu

Les productions de l’artiste français Marc Geneix (né en 1975) s’inspirent du réservoir médiatique et culturel de la société contemporaine tout en combinant des savoir-faire et des cultures traditionnelles.
Rencontre avec l’artiste à l’occasion de sa project room à la Galerie Art & Essai.

John Cornu : J’aimerais entamer cet échange en abordant un point très pragmatique à savoir la relation à la technique. Je pense même à une forme de jeu dialogique qui peut s’établir entre l’outil et le matériau. Je me souviens que, lors d’une récente rencontre au Frac Bretagne1 , tu expliquais, Marc, que tu mettais en place des projets qui, par la suite, se vérifiaient par des réalisations physiques. On pourrait reprendre ici les mots de Tim Ingold, et dire qu’il y aurait « un model mental façonné dans l’imagination de l’architecte avant d’être appliqué à la matière »2 . Il me semble que tu attaches une grande importance aux savoir-faire et à la pratique d’atelier. Je sais aussi que tu vas te renseigner auprès de professionnels pour acquérir des compétences (en lutherie par exemple). Pourrais-tu donc nous décrire – au regard des œuvres présentées dans cette exposition – les interactions qui s’établissent entre les techniques, les outils, l’atelier et les choix opérés en termes de projets ?

Marc Geneix : C’est vrai que je travaille un peu comme un artisan, dans le sens où mes projets sont dessinés ou pensés avant d’être réalisés, et que, dans mes travaux récents notamment, j’emploie des techniques précises liées à l’ébénisterie et à la lutherie. Je suis très intéressé par le fait d’ancrer mon travail dans une histoire où formes et pratiques interagissent. Je n’utilise pas une technique pour simplement parvenir à un résultat mais j’essaye d’exploiter son potentiel de parabole pour l’engager pleinement dans l’œuvre. Mes volumes par exemple, qui sont aussi des caisses de résonance, sont fabriqués selon des procédés de lutherie - aussi bien anciens que contemporain - en les réalisant, je répète des gestes acquis et validés par des siècles d’expériences pratiques, mais aussi de modes, de tendances, qui ont elles-mêmes générées des formes spécifiques, des codes, des savoir faire, etc. En m’emparant d’un métier, en l’apprenant, en m’en servant, j’use de sa charge historique comme un matériau. J’aime penser qu’une guitare, un violon, mais c’est aussi le cas d’une enceinte par exemple, est à la fois un objet et un son dans une total interaction. En d’autres termes, que la fabrication même de l’objet agit sur le son qu’il produit et que le son recherché guide la fabrication de l’objet. C’est une construction mentale très conceptuelle dont la réalité est absolument matérielle et empirique, ce genre de rapprochements guide beaucoup ma façon de penser mon travail. En tant que plasticien, je ne cherche pas à créer des sons mais j’utilise le potentiel qu’ont les objets à raconter leur histoire comme une parole, c’est pourquoi l’image de la caisse de résonance me semble pertinente.

Benoît Lamy de La Chapelle : Il y a donc un rapport évident avec la musique dans tes œuvres, sans oublier que tu as pu être toi-même musicien. Les codes liés au monde de la musique transpirent de tes œuvres, que l’on pense à une de tes toutes premières pièces, le pull tricoté « Sonic Youth » (2002) ou à tes dernières « sculptures instruments ». C’est à première vue le rock ou le blues que l’on pourrait imaginer s’extraire des volumes, pourtant, leur aspect totémique voir chamanique, pourrait également nous emmener vers d’autres types de cultures musicales…

Marc Geneix : La musique, le monde de la musique, a toujours constitué pour moi un réservoir important de codes et d’images, elle traverse le temps, est présente dans toutes les sociétés et a toujours une fonction précise, ça n’a pas toujours été le cas, mais aujourd’hui je peux dire que c’est la plateforme depuis laquelle je travaille. Plus généralement, je m’intéresse beaucoup aux cultures populaires car elles sont génératrices d’énormément d’icônes, de légendes, de mythes, que je peux utiliser, ce sont des matériaux. C’était déjà le cas pour « Sonic Youth »3 qui est effectivement un de mes premiers travaux, l’idée était de rapprocher le nom du groupe et le merchandising, à la confection unique et laborieuse d’un pull en laine tricoté main. Les cultures « savantes » aussi ont générées beaucoup de formes - on le voit bien dans la confection d’un luth par exemple, ou d’un clavecin, son ornementation, son rapport avec les codes architecturaux ou religieux de l’époque, etc. Je suis aussi touché par le caractère transcendantal de la musique, quelle qu’elle soit, et des formes qu’elle produit, la musique sert toujours une célébration. Il est aisé, c’est presque un poncif, de comparer la transe d’un concert de rock ou d’une fête techno aux rituels indiens ou aux derviches tourneurs. Mes sculptures en forme de totem par exemple, qui ressemblent à des enceintes hifi, ont pour référence ces grandes fêtes d’appartement organisées par des puristes du son4 , la danse et la fête y sont érigées au rang de façon de vivre, c’est quelque chose de très communautaire, hyper occidental, hyper urbain, et en même temps complètement connecté à des formes relevant des cultures primitives. Par jeu, j’essaye justement de rapprocher ces différentes cultures, ces histoires, ces formes, de faire qu’elles s’entrechoquent et qu’elles se marient. De ce point de vue, je ne crois pas qu’il y ait de musiques particulières qui s’échappent de mes sculptures, ce qui s’échappe, c’est une parole composée de petits bouts de cultures assemblés, de savoir faire, de formes iconiques, de choses prélevées dans différentes histoires. Comme je l’ai évoqué, mes travaux sont avant tout des caisses de résonance.

John Cornu : Tu nous éclaires ici sur ta manière de voir les choses mais pouvons-nous réellement mettre sur le même plan la dimension cathartique de la musique et l’activité plus contemplative d’une visite d’exposition composée d’objets aussi virtuoses soient-ils ? En d’autres termes, comment modélises-tu dans cet entre deux – expérience vs réification – la trajectoire sensible et intelligible que tu proposes au visiteur ? Art as expérience5 nous disait John Dewey… Ces questions ontologiques ne sont pas forcément évidentes.

Marc Geneix : Je réagis d’abord rapidement sur le mot virtuose qui est un mot fort s’il m’est destiné. Mon travail est en fait plein d’approximations et de ratés même si l’ensemble a un aspect plutôt fini. Cela s’explique par le fait que je joue un jeu, celui d’endosser l’habit de l’orfèvre par exemple, et que j’essaye d’être techniquement méticuleux, par respect pour le travail d’une certaine manière - bien que je triche puisque j’emploie aussi des techniques numériques - toutefois je ne suis pas artisan ni compagnon, et je n’ai pas suivi de formation qui me permette de maitriser parfaitement les techniques, ces ratés et approximations rendent finalement justice aux métiers que je convoque et qui demandent un long temps d’apprentissage.
Pour en revenir à ta question, c’est un point qui peut soulever une ambiguïté, surtout par rapport a l’analogie de certaines de mes pièces avec des instruments de musique. Mais ces analogies sont formelles et empruntent à une pluralité de cultures, de langages iconiques. Si mon champ d’investigation est évidemment la musique, j’y entre par la porte iconographique, pas par celle du son. C’est une base à partir de laquelle je tisse des associations d’idées, des rapprochements sémantiques… Je ne convoque pas directement l’expérience d’une musique, comme d’autres artistes ont pu faire par exemple d’un concert ou d’une soirée historique6 , je travaille par additions de formes. D’une certaine façon, Je m’intéresse plus aux cultures à travers la musique qu’à la musique en soi. En ce sens, il y a beaucoup de citations dans mon travail, certains détails formels, certains titres par exemple sont empruntés à l’histoire (de la musique, des métiers, de l’art, etc.), il y aussi d’autres choses qui ne sont pas clairement citées, plus suggérées, par la convocation de la mémoire collective par exemple.
Les techniques employées, les références, des choses suggérées par association d’idées, il y a donc, bien sûr, plusieurs niveaux de lecture de l’exposition, toujours en aller-retours entre l’ensemble et le détail. Le détail, qui comme tu le dit, convoque plus l’expérience sensorielle parce qu’il y a la façon, l’intelligence de la main, comme la décrit Richard Sennett7 , on est dans le sensible ; L’ensemble, dans lequel les idées apparaissent, les liens se font, où on peut réifier mentalement des objets. On navigue constamment entre les deux, mais j’imagine que c’est la manière la plus naturelle de cheminer dans une exposition.

John Cornu : Je me permets une question commune étant donné que Benoît est critique et commissaire d’exposition8 , et que Marc a certes une activité d’artiste mais a aussi participé à de nombreuses entreprises curatoriales et éditoriales.9
Je m’interroge depuis longtemps sur le seuil d’intégrité du format « œuvre d’art » et celui du format « exposition ». Les travaux de Gérard Genette10 déconstruisent et clarifient assez bien ce problème, même si cette question est de nouveau posée par la figure du curator/curatrice. Boris Groys nous dit, par exemple, que de nos jours, il n’existe plus de différence « ontologique » entre faire de l’art et exposer de l’art.11 Si Groys affine ce postulat au fur et à mesure de sa réflexion, il m’intéresse d’appréhender vos compréhensions au regard de vos activités respectives. La question est donc multiple. Comment vivez-vous la partition artiste/curator en terme de micro pouvoir ? L’artiste doit-il laisser du terrain au curator ou à la curatrice quant à la création des œuvres et à leur mise en exposition globale ? Comment envisagez-vous ce « take caring » de l’artiste ? Peut-il passer par une approche vertueuse ? Sur quels critères ?

Benoît Lamy de La Chapelle : Pour ma part, ma méthode reste somme toute très classique et ne rentre pas vraiment dans le débat de l’artiste/curateur ou du curateur/auteur. J’estime que ma pratique du commissariat consiste à choisir un ou des artistes à partir de certains critères, de manière cohérente par rapport à la programmation globale du lieu d’exposition, de les accompagner dans leur projet, de leur mettre à disposition un budget correct, un lieu interessant, des moyens techniques, une équipe compétente et de les payer. Je les laisse faire, tout en restant disponible pour les conseiller et discuter de leur projet (et de ses limites), je me mets en retrait tout en leur soumettant des idées. D’après mon expérience, certes encore jeune, les artistes sont souvent ennuyés par les curateurs trop intrusifs. Ma méthode n’est pas aussi créative qu’un curateur/auteur, je ne signe d’ailleurs jamais les expositions monographiques que j’organise, d’ailleurs, avec mon équipe. Mais puisqu’il s’agit surtout de parler de Marc ici, je dirais qu’il n’a pas eu non plus cette pratique d’artiste/curateur dans le sens où il a du mettre son travail d’artiste de côté pendant au moins quatre ans pour s’occuper de la direction artistique de son lieu, ce pourquoi il a mis un terme à cette activité. Je pense qu’il n’est pas souvent aisé de faire coïncider ces deux pratiques à moins qu’elle soit inhérente à la démarche de l’artiste, et encore… Selon moi, le fond de la démarche de Marc est plutôt éloigné de ces questionnements bien qu’un artiste soit toujours le curateur de ses expositions. Il me semble qu’une fois disposées dans l’espace, les sculptures de Marc ne dirigent pas l’attention vers leur environnement spatial ou contextuel (à la manière du minimalisme historique) mais davantage vers elles-même, voir à l’intérieur d’elles-même parfois, grâce aux « ouïes » par exemple. Si certaines s’apprécient en surface, et laissent littéralement glisser le regard, d’autres invitent le regard à pénétrer dedans.

Marc Geneix : Je n’ai pas vraiment de vision générique sur cette question. Il y a aujourd’hui des commissaires qui signent des expositions, peut-être certains réunissent-ils des objets qui ne sont plus forcément des œuvres d’artistes. Concernant mon expérience personnelle, il a pu m’arriver de créer des scénographies en tant que commissaire pour In extenso12 , à la toute fin d’ailleurs, mais je ne me suis jamais vraiment considéré comme commissaire, il me semble que j’ai, malgré tout, toujours travaillé depuis la position de l’artiste. Par ailleurs, il est vrai que mon expérience associative, la pratique de la musique aussi peut-être, font que je suis plutôt à l’aise avec les interférences, les changements de position, le dialogue, même si je mène aujourd’hui mon travail d’artiste d’une manière assez conventionnelle.

John Cornu : Je reviens ici à la question précédente car j’aimerais que nous nous focalisions sur ta position d’artiste au regard du curateur.rice. Comment appréhendes-tu cette relation avec un ou une commissaire en terme de contrainte et d’accompagnement ?

Marc Geneix : Pour moi cela ne peut pas être une contrainte, comme je l’ai dit précédemment, j’apprécie l’idée de groupe, du travail, de l’œuvre réalisée en commun, c’est un peu mon ADN. D’autre part, concernant mon travail, il y a encore tant de questions en suspend que l’apport d’une expérience autre m’enthousiasme plus qu’il ne m’embarrasse. Par rapport à cette expérience en particulier, c’est aussi intéressant de travailler avec celui qui connait l’espace et les expositions qui ont eu lieu dedans, il y a des attentes, des désirs. Qu’est ce qui n’a pas encore été fait dans ce lieu, quelle idée n’a pas été traitée. Pour cette exposition, il est clair par exemple que The beginning est une pièce directement issue de nos conversations autour du contexte et du lieu, j’ai réagis à des idées que tu sollicitais avec ce grand rideau de scène qui, en plus me permet de lier les deux espaces qui me sont dédiés.

John Cornu : Lorsque je balaye ta production, (celle qui est visible sur ton portfolio) j’ai la sensation qu’il y a un glissement entre une attitude un peu “punk” – Benoît évoquait la pièce Sonic Youth – et des réalisations plus net, plus “slick”. Est-ce une interprétation de ma part ou cela fait il partie d’une forme d’évolution plus ou moins conscientisée dans ta pratique ?

Marc Geneix : Etant étudiant, je fréquentais beaucoup les petites salles de concert et les lieux alternatifs, j’ai fait des petits films autour de la musique, le film d’une tournée, un film militant sur la fermeture d’un lieu, etc… Ce qui tournait autour de la culture alternative m’intéressait beaucoup. Tout cela a forcément ruisselé dans mes premiers travaux, le pull Sonic Youth, ou VideoDrum, où on voit un personnage masqué se déchainer sur une batterie. Mais au delà de la musique, je m’intéressais aux images mythiques, cultes, aux figures sorties de l’histoire populaire ou des médias, par exemple, j’ai utilisé la figure du cow-boy dans plusieurs travaux vidéos13 . Ces premiers travaux étaient assez rugueux, je faisais aussi des découpages dans des journaux ou dans des séquences de films pour faire des boucles, des jeux de sens, il est vrai que beaucoup de ces pièces relevaient du bricolage. Aujourd’hui ma pratique s’est cristallisée autour du fait de travailler à partir de codes iconographiques prélevés dans différentes cultures, populaires, savantes, et adaptés au sein d’objets relevant de la culture musicale. La fabrication de mes sculptures, notamment, nécessite l’emploi d’un savoir-faire particulier, c’est un élément nouveau, important dans ma pratique aujourd’hui, et que j’ai intégré comme un outil mais aussi comme un matériau, dans le sens où, la facture de ces pièces étant lisible, l’histoire qu’elle transporte agit sur la résonance du travail. Ce « métier », qui tourne autour de la lutherie (mais pas que), engage un rapport au faire qui a effectivement fait évoluer ma pratique et la « qualité » de mes pièces. J’en ai appris les bases - je complète là ma réponse à ta première question - en allant visiter des ateliers, en discutant - ou correspondant par email - avec des luthiers, en suivant des tutos Youtube, etc. notamment lors de la fabrication de Expressway to your skull, qui est, par ailleurs, la seule sculpture que j’ai réalisée, qui soit aussi, potentiellement, un instrument. Je suis rentré d’une certaine manière dans une forme de culture d’un savoir-faire qui, lui-même, m’a également apporté de nouveaux matériaux, de nouvelles matières, de nouvelles formes à traiter. Cela a beaucoup modifié mon attitude, la façon dont j’envisage mon travail, le souci du détail, la maitrise, mais cela va bien au delà. C’est aussi une posture que je revendique, « le faire », pour moi, cela fait beaucoup écho à la culture de l’artisanat que défend Richard Sennett14 en tant que modèle vertueux de travail, et comme chainon manquant entre pratique et théorie, une thèse selon laquelle « faire, c’est penser » .

Benoît Lamy de La Chapelle : Cette exposition arrive après quelques années de travail à l’atelier et présente certaines pièces pour la première fois. Comment as-tu choisi d’exposer cette sélection de pièces et que cherches-tu à exprimer à travers cette nouvelle présentation ?

Marc Geneix : Il s’agit surtout de montrer une continuité dans un travail qui a maintenant quelques années mais dont les pièces n’avaient pas encore été montrées. En fait, l’exposition est un mix entre des pièces très récentes et un peu plus anciennes.
Pour les pièces anciennes, Black Black a été réalisée en 2015, Burn est une petite peinture de 2016, et Expressway to your skull est datée de 2017. Il y a un gap de deux, trois ans entre Expressway et les pièces d’aujourd’hui car j’ai pris du temps pour réaliser d’autres projets personnels. Malgré tout j’ai beaucoup pensé mon travail pendant ce temps là, et cette exposition me permet aussi de vérifier les potentiels de ces pièces et les futures pistes a emprunter, c’est un état des lieux. Exposer, c’est présenter, ce n’est pas forcement le cas à l’atelier où il y a certaines questions qui restent en suspend, notamment quant au statut des petites pièces, comme la série Conjonctions ou les peintures. Ce sont des pièces destinées à être montrées au mur, mais leur statut d’objet (sculpture, volume?) me demande de réfléchir à un mode d’accrochage qui ne soit pas forcément celui d’un tableau. Comme un objet ou comme une sculpture, il s’agit alors de les poser sur un support, quel support, quel statut lui donner? J’ai dû imaginer des solutions. Ce sont des problèmes qui sont moins liés aux œuvres qu’à l’exposition. De manière plus large, il y a, comme ça, dans l’ensemble de mon travail beaucoup de jeux de dualités et de dichotomies, voire d’antagonismes apparent. Il y en a un autre qui opère au sein des jeux d’échelles (et qui touche également au statut des objet) entre la dimension humaine - celle de la maison - et des références discrètes à l’univers, bien qu’on retrouve dans les deux l’idée d’un cosmos, je pense là à Gaston Bachelard qui dans La poétique de l’espace15 nous montre combien la maison est notre premier univers… Par exemple, Expressway, est en même temps l’agrandissement d’une possible guitare en forme de fusée et la maquette architecturale d’une cathédrale. Il y a donc la volonté de ramener deux idées en apparence antagoniques à un seul objet, bien que les deux soient aussi mus par l’idée pragmatique ou symbolique de s’élever. Cette sculpture tente de faire le lien entre deux échelles, celle de l’espace et celle du corps16 .
Certains jeux sur les formes et les matières renvoient aussi à des identités doubles. Dans la série Conjonction, il y a une analogie entre des motifs issus de différentes cultures et des effets de rapprochement d’objets célestes qu’on appelle justement en astronomie des conjonctions (les éclipses en font partie par exemple). Ce jeu sur la sémantique des mots et des formes a toujours fait partie de ma façon de travailler, là, dans ces pièces, les veines du bois imitent d’ailleurs très bien le dessin géologique des astres vu de loin. En tout cas, l’idée que l’on peut s’en faire.
C’est un peu la même chose pour la série Interiors,. Ce sont sculptures en forme de totem, elles fonctionnent comme des empilements d’enceintes hifi en placage bois. Que ce soit la forme ou la matière, ce sont des choses qui font vraiment référence à la sphère privé, parce qu’on a l’habitude de les voir dans des appartements. Le placage bois est un matériaux on ne peut plus associé à l’intérieur chaleureux des lieux de vie. D’une manière paradoxale, et sans jamais perdre cet identité/qualité d’intérieur - ou intériorité - le fait de les montrer nues et empilées renvoie à des sculptures d’idoles, et le placage redevient métaphoriquement le bois de la sculpture primitive. Je trouve d’ailleurs qu’une enceinte vide à quelque chose de très brut, de très primitif. Comme je l’ai un peu évoqué au début, ces sculptures renvoient implicitement à l’idée de la fête et de la danse a travers les cultures.

Benoît Lamy de La Chapelle : Le titre de ta sculpture hybride, à la fois guitare rock métal et cathédrale gothique, Expressway to your skull (2017) évoque des titres classiques du rock tels que Highway Star de Deep Purple, Stairway to Heaven de Led Zeppelin ou encore Highway to Hell d’AC/DC. Il y a à chaque fois dans ces chansons une puissance ascendante, presque platonicienne et donc transcendantale, de la même manière que les cathédrales gothiques étaient à l’origine prévues pour diriger les âmes des fidèles vers le ciel, grâce à leur hauteur et leur diaphanéité. Comme semble le montrer Dan Graham dans Rock my religion (1983-1984), poursuis-tu ce regard sur les rapports entre rock et culture populaire, et la manière dont ils tendent à remplacer la présence du divin depuis les années 60 dans nos sociétés?

Marc Geneix : Oui, le frottement qu’il y a entre les deux m’intéresse et c’est vrai que c’est un élément que j’utilise dans beaucoup de mes pièces. Toutefois, le traitement que j’en fait passe davantage à travers les objets que la musique produit, ou qui lui sont dédiés, instruments, enceintes, rideau de scène, pour ne citer que quelques références qu’on retrouve dans l’exposition, qu’à travers la musique elle même. Cela crée une sorte de distanciation par rapport à l’approche très cathartique de Dan Graham - pour reprendre le terme employé par John - même si les questions restent proches. Je joue avec des codes symboliques que je colle entre eux sans hiérarchie, j’intercale des références à la cosmologie et à la nature, tout ça interroge, comment dialoguent une cathédrale, un totem, des rosaces des plantes, un coucher de soleil?

  1. Rencontre menée dans le cadre du séminaire Contacts (Université Rennes 2 / Frac Bretagne) : https://www.fracbretagne.fr/seminaire-contacts-john-cornu-rennes-2-2019/
  2. Tim Ingold, Marcher avec les dragons, Bruxelles, Zones sensibles, 2013, p. 275.
  3. Sonic Youth - 2002 - Pull en laine tricoté (remerciements à C.Frison et J. Taub).
  4. David Mancuso. The Loft, New-York, fin 70’s debut 80’s
  5. Cf. John Dewey, Œuvres philosophiques, t. 3 : L’art comme expérience, traduit de l’américain par Jean-Pierre Cometti, Christophe Domino, Fabienne Gaspari et al., Pau-Paris, Publications de l’Université de Pau / Farrago, 2005.
  6. Je pense notamment à la vidéo Last Night de Martin Beck (2016), présentée au FRAC Lorraine en 2017
  7. Cf. Richard Sennett, Ce que sait la main - la culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, 2008.
  8. Il est actuellement le directeur du centre d’art contemporain - la synagogue de Delme.
  9. Je pense à la programmation de In extenso à Clermont-Ferrand et de La belle revue qui lui est associée : https://labellerevue.org/ (page consultée le 05-01-2020)
  10. Cf. Gérard Genette dans L’Œuvre de l’art, t.1 : Immanence et transcendance, Paris, Éditions du Seuil, 1994. Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, t. 2 : La relation esthétique, Paris, Éditions du Seuil, 1997.
  11. Boris Groys, En public, poétique de l’auto design, Presse Universitaire de France, Paris, 2015, p.56.
  12. La nuit nous verrons clair, La station, Nice, mars 2013; et Du clocher on voit la mer, Petirama, Documents d’artiste, Marseille, sept. 2013.
  13. Même pas mort, vidéo+néon, 2006 et Never ending Western, boucle vidéo, 2007.
  14. Cf. Richard Sennett, Ce que sait la main - la culture de l’artisanat, op. cit.
  15. Cf. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Presse Universitaires de France, 2001.
  16. Elle est aussi la double citation de deux oeuvres de deux époques radicalement différentes. Son titre est un emprunt au morceau eponyme du groupe Sonic Youth (Evol, SST/Blast First, 1986) et quelques uns de ces détails sont tirés du tableau « Les embassadeurs » de Hans Holbein le jeune, 1516, dans lequel entre autres un luth est posé a côté d’un crâne anamorphosé.