Semiotics of the poil
A une époque où il était hors de question pour les jeunes mâles se disant dans le vent d’avoir des cheveux courts (ce qui parait assez logique : comment peut-on savoir d’où vient le vent si l’on n’a pas les cheveux longs ?), un jeune homme malingre doté d’un long nez, d’un regard globuleux et d’une chevelure auburn coupée au bol façon ménestrel débarqua un jour sur un plateau de télévision avec sa guitare et un drôle de gilet pour y chanter – dans une version pop et avec un panel de jeunes femmes s’étirant lascivement sur des motoculteurs en arrière-plan – une vieille chanson traditionnellement entonnée par des troupes de scouts le soir au coin du feu : Y a qu’un cheveu sur la tête à Matthieu.1 Le ménestrel à coupe au bol s’appelait Michel Polnareff et combinait des origines russes (par son père) et bretonnes (par sa mère). Dans cette émission où il est entouré de jeunes femmes et d’engins à moteur, il n’a pas encore de lunettes de soleil à bords blancs qui vont devenir sa marque de fabrique, mais il déborde déjà d’enthousiasme et d’énergie. Bientôt il teindra ses cheveux en blond, cessera de les coiffer et les laissera longuement pousser – mais tout de même pas au point de cacher ses fesses, qu’il décidera de montrer quelques années plus tard sur une affiche pour promouvoir une série de concerts. Les cheveux croîtront en même temps que la gloire, le postérieur fera fureur.
Si je m’étends ainsi sur une particularité capillaire d’un chanteur qui aujourd’hui ne fait plus la une des journaux, ou alors pour de mauvaises raisons, c’est parce que j’ai pensé à lui récemment en regardant une série de dessins réalisés par Matthieu Renard – aka le directeur des éditions Lendroit à Rennes. Apparus sur le fil d’actualité d’un réseau social sur lequel je surfeépisodiquement, ces dessins m’ont immédiatement interpelée, tranchant de manière bienvenue avec les images de paëlla, de chatons ou encore de ballons multicolores destinés à me rappeler des anniversaires. Hormis les origines bretonnes et la rengaine scout revisitée qui évoque son prénom, Mathieu Renard semble partager avec Michel Polnareff un intérêt certain pour le domaine capillaire. Sauf que lui ne l’expérimente pas sur sa propre personne comme le chanteur dont on n’a plus revu les oreilles depuis 50 ans (le front en revanche gagne en visibilité pour d’autres raisons), mais a décidé de le travailler dans des images trouvées où il fait apparaître par le dessin des créatures poilues déconcertantes, souvent drôles, parfois inquiétantes. Cousines du Cousin Machin dont les apparitions pimentent La Famille Adams (version télévisuelle des années 60), les créatures de Mathieu Renard méritent qu’on s’asseye un instant pour mieux les observer dans leur contexte.
Que voit-on ?
D’abord des images découpées dans des magazines d’information et des revues de décoration (type Paris Match ou La Maison de Marie-Claire), datant visiblement de la deuxième moitié du siècle dernier et sans doute trouvés dans des brocantes ou le grenier d’une vieille tante. Familles publicitaires au sourire téléphoné sur fond de cuisines équipées, soldats les pieds dans l’eau engagés dans une manœuvre de débarquement, groupe d’invités endimanchés posant autour de jeunes mariés, alpinistes en bivouac se préparant pour la dernière étape d’une ascension, couple dénudé et ingénieusement enlacé histoire de cacher ce qu’il faut cacher tout en vantant les avantages d’une machine à laver, ou encore dîners officiels d’hommes politiques engoncés dans des costumes trois pièces. Voilà pour le décor. Ensuite – même si en vrai c’est ce qu’on voit en premier – des créatures rajoutées au stylo feutre par Mathieu Renard à des endroits soigneusement choisis de l’image pour apporter, ici une note d’intranquillité, là un zeste d’absurdité, plus loin une bonne couche d’idiotie, quand ce ne sont pas les trois en même temps. Ouvrons une grosse parenthèse dans le temps. Au moment où Michel Polnareff laissait croître sa crinière et montrait son derrière à Paris, Martha Rosler, elle, réalisait à San Diego une série de photomontages par découpage qui allait assoir sa réputation d’artiste engagée et influencer des générations d’artistes titillés par la seule vue d’une paire de ciseaux. Dans Bringing War Home (1967-1972), Rosler introduit des soldats US armés jusqu’aux dents dans des cuisines étincelantes et des salons pimpants, quand elle n’enfile pas des cadavres dans les placards de chambres d’enfants. On est alors à la fin des années 60 et la guerre du Vietnam enflamme toute une génération de jeunes gens opposés à un Président qui va bientôt chuter grâce aux informations d’un mystérieux agent du FBI, agent dont on apprendra, des années plus tard, qu’il était désigné par une appellation empruntée au titre d’un fameux film porno : Gorge profonde (Deep Throat, Gérard Damiano, 1972). Le domestique ficelé au politique, Martha Rosler va en reparler trois ans plus tard dans sa vidéo Semiotics of the Kitchen (1975) où, vêtue d’un tablier et posant dans sa cuisine, elle présente tous les ustensiles ménagers en les nommant d’une voix martiale, dans une parodie des émissions culinaires de l’époque.2
Fin de la grosse parenthèse.
Impossible de voir les images de Mathieu Renard sans penser à celles de Martha Rosler (et au moment d’écrire cette phrase, je me rends compte que tous les deux partagent les mêmes initiales (MR), et aussi le même nombre de syllabes dans leurs noms : Ma-thieu-Re-nard, Martha-Ros-ler). Mais quand la MR new yorkaise glissait des soldats casqués en exercice dans des intérieurs bourgeois pour dénoncer le cynisme du gouvernement américain, le MR breton lui enfile des créatures poilues au sexe et à la provenance indéfinis au milieu de petits déjeuners dominicaux ou de dîners diplomatiques, sans volonté explicite de dynamiter les valeurs familiales françaises ou les rituels de la politique hexagonale (du moins je ne l’ai pas perçu ainsi). Plutôt que de pointer un ennemi, Mathieu Renard semble préférer injecter un virus, ou plus exactement faire proliférer de manière virale des êtres poilus. Des êtres qui se multiplient en nombre aussi vite qu’ils croissent en taille. Comme une version fourrure de l’Alien de Ridley Scott (1979). Mais qui tiendrait aussi d’un autre alien, apparu quelques années plus tard (1986) sur le petit écran : l’extraterrestre Gordon Shumway, né en 1757 sur la planète Melmac, à peine plus haut qu’une table de cuisine, poilu des pieds à la tête, et davantage connu sous le nom de Alf (pour alien life form).Si elles oscillent entre Alf et le cousin Machin question look, les créatures de Mathieu Renard s’apparentent à l’Alien de Ridley Scott dans leur mode de fonctionnement. Elles ne sont pas tombées du ciel individuellement comme Alf (qui s’est écrasé sur le garage de sa famille d’adoption à Los Angeles et dont on ne connait aucun autre spécimen) mais semblent proliférer comme des métastases dès qu’on a le dos tourné (quant au cousin Machin, personne ne sait d’où il vient, et comme Alf il est unique et ne se reproduit pas). Les créatures de Mathieu Renard mutent, elles peuvent se transformer d’une image à l’autre : poils dressés ou tombants, drus comme des aiguilles de sapin ou ondulants comme des algues, teintes mates ou avec reflets phosphorescents, bicolores ou unies. Parfois les créatures attendent de traverser la rue, vêtues d’un pantalon et d’une veste laissant leurs poils s’échapper du col et des manches telles des flammes de mini-feux de cheminée. Parfois elles surgissent au milieu d’une foule comme des totems-plumeaux auxquels on tend un micro. Dans d’autres occasions elles apparaissent en groupe et à taille réduite, lovées dans les tasses à café d’un petit déjeuner. Comme le personnage de Zelig créé par Woody Allen, elles s’adaptent à leur environnement. À l’instar des Dupont-Dupond victimes d’une mystérieuse maladie exacerbant leur système pileux dans L’Or Noir, elles changent d’aspect en fonction de l’altitude et des variations climatiques. Plus on en voit, moins on comprend. Elles sont à l’intersection entre les animaux, les plantes et les humains. C’est le moment d’avancer une hypothèse quant à la finalité potentielle du projet de l’artiste breton – et dont ce dernier n’est sans doute même pas conscient. La voici : et si l’hirsutisme 3 pour tout le monde était la solution à toutes les discriminations ? Racisme, sexisme, âgisme, grossophobie, homophobie, transphobie, discrimination de religions, de classes, d’espèces etc. Réfléchissons un instant. L’extension des zones poilues apportent des bénéfices indiscutables. Pour s’en convaincre il suffit de songer à l’avantage des hommes sur les femmes à ce propos : ceux-ci peuvent dissimuler tous les défauts de leur peau en se laissant pousser la barbe et la moustache. D’ailleurs la mode généralisée des barbes depuis une dizaine d’années ne va-t-elle pas dans ce sens ? Et connaissez-vous beaucoup d’hommes de plus de 50 ans qui n’ont pas au moins une barbe dite de trois jours ? Rides, plis, taches, cicatrices, comédons, pfffuit, tout ceci disparait sous les poils, que l’on peut ensuite coiffer, tailler, teindre, lustrer à sa guise. Fini le botox, les crèmes anti-capitons, les régimes draconiens pour éliminer les poignées d’amour, les corsets étouffants, les extenseurs de pénis, les seins siliconés, les sérums rajeunissants au placenta de brebis. Adieu les discriminations de faciès et les délits de sale gueule. Place à l’égalité par l’extension du domaine des poils. Voilà peut-être le message subliminal soufflé par ces êtres velus. La série des créatures dessinées par Mathieu Renard nous permet d’apprivoiser de nouvelles formes vers lesquelles nos corps vont peu à peu migrer, dans une lente et démocratique mutation. Regardez bien ces dessins. Demain ce sera peut-être vous qu’ils montreront.
Texte de Fabienne Radi paru dans la revue Travioles en 2022 et dans le recueil “Notre besoin de culotte est impossible à rassasier” publié en 2022 chez art & fiction.
semiotics-remarques-fabienne.pdf
- https://www.dailymotion.com/video/xhgwr ↩
- https://www.youtube.com/watch?v=ZuZympOIGC0 ↩
- Ou plutôt l’hypertrichose, soit le dérèglement hormonal, chez les hommes comme chez les femmes, se manifestant par une pilosité envahissante sur tout le corps (alors que l’hirsutisme est défini comme l’apparition d’une pilosité de type masculine chez les femmes). Mais on a gardé le terme hirsutisme dans le texte pour son caractère descriptif plus efficace et sa connotation moins médicale que le mot hypertrichose. ↩