Le dernier dessin
Le dernier dessin
« Ô contemplation splendide !
Oh ! de pôles, d’axes, de feux,
De la matière et du fluide,
Balancement prodigieux !
D’aimant qui lutte, d’air qui vibre,
De force esclave et d’éther libre,
Vaste et magnifique équilibre !
Monde rêve ! idéal réel !
Lueurs ! tonnerres ! jets de souffre !
Mystère qui chante et qui souffre !
Formule nouvelle du gouffre !
Mot nouveau du noir livre ciel ! »
Ces vers écrits en 1839 ont-ils résonné avec autant de clarté que dans les dessins noirs réalisés par Angélique Lecaille depuis 2010 ? Parfois l’image convie elle-même le verbe, comme lorsqu’elle emprunte le titre du poème de Victor Hugo pour le polyptique lunaire Magnitudo Parvi (2011). Par l’entremise discrète du titre, le dessin désigne l’exaltation du sentiment romantique, comme ailleurs il revendique l’ascendance du drame wagnérien ou des mythes nordiques. Mais faudrait-il lire les références qu’Angélique Lecaille nous met devant les yeux comme de simples indicateurs d’humeur ou d’une intention de ranimer les états d’âmes nés de l’ébranlement du monde occidental à l’orée de la modernité ? Aspirés dans une faille rocheuse, attirés par une clairière abstraite, emportés par un bouillon de nuages, ne manquons pas le premier vertige que procurent ces dessins, au risque d’en sous-estimer la portée critique : ce trouble est celui de l’anachronisme. Dans l’antichambre de l’expérience esthétique que promet la virtuosité du travail à la mine de plomb sur grands formats, ne devrait-on pas considérer la technique, le sujet, les références et peut-être cette humeur comme autant de moyens empruntés au passé pour ré-interroger la pertinence du medium ? Angélique Lecaille met le dessin à l’épreuve du présent jusqu’à épuisement de la feuille et de la main. Que peut le dessin, quel « mot nouveau » le noir peut-il formuler face à ce présent traversé par des flux à grande vitesses d’images hyper-réelles, quand le monde menace de disparaître sous sa propre reproduction (comme y sont destinées les grottes répliquées pour les besoins du tourisme), de disparaître, enfin, après l’épuisement de ses ressources et le dérèglement de la nature (comme le prédisent les films catastrophes dont les scenarii sont pris aux sérieux par les climatologues), un monde à l’aube de la catastrophe ?
A-t-elle déjà eu lieu, il y très longtemps ou juste une seconde ? Les arbres carbonisés dans la vallée de La Chambre du Loup (2014) seraient les marqueurs du passage de l’apocalypse qui a instantanément minéralisé la surface de la terre, figeant la matière, la lumière et le temps. Quelles sont ces contrées escarpées dont les arêtes fuient comme les plis d’un drapé à l’antique (TRM 1866, 2013) ou bien s’élèvent subito telle la modélisation 3D d’une chaîne de montagne (ARS, 2013) ? Elles se trouvent peut-être sous les mêmes latitudes que le Mont Analogue, « La montagne par excellence », dernière parcelle inexplorée car inaccessible « par les moyens humains ordinaires », une « porte de l’invisible » que théorisait René Daumal avant que le Père Sogol ne l’enrôle dans son expédition1 . Inconcevable est aussi l’époque dans laquelle ces paysages sont saisis et ont été rapportés ces fragments géologiques placés sous cloche comme la preuve matérielle de l’existence de ce pays de plomb. On ne saurait de quelle ère ils sont les témoins, si la vie animale absente de ces lieux a disparu ou n’est pas encore advenue. Dans l’hypothèse d’un temps post-apocalyptique, il paraît y advenir un big-bang constructiviste, quand sur la roche poussent des polyèdres, à l’exemple de ce pic facetté venant percer les ténèbres de Dead Cities (2012). Ailleurs, un tremblement de terre a fait jaillir dans la faille une géologie cubiste en béton armé, à moins que ce ne soit la résurgence de l’architecture moderniste ruinée (Et il y eut un tremblement, 2012). La vision infernale des cieux enflammés dans Le crépuscule des dieux (2013), laisse apparaître, derrière le passage de l’incendie, un plateau géométrique. Il est tentant de lire la chronologie des œuvres d’Angélique Lecaille comme une suite narrative qui, parallèlement à l’évolution de la technique et des modes de composition de l’artiste, raconterait un grand basculement tellurique. Cette histoire commence par une prophétie frontale : Rien ne sera comme avant dit le titre d’un panneau en pyrogravure achevé au chalumeau (2010), un dessin de feu, décrivant un bloc d’habitation en ruine. Puis les ténèbres reprennent leurs droits, jusqu’à l’apogée de leur règne dans Nébuleuse (2013) dont le noir épais enferme dans sa matière le degré ultime d’acharnement du dessin. Après le passage de l’ouragan de nuit, la lumière fut. Elle transperce le ciel en rais qui s’abattent puissamment sur les reliefs arides, comme sur les falaises de l’Hudson River après l’orage dans les peintures d’Albert Bierstadt. Ici elle révèle des zones immaculées dont l’absolue virginité se signale dans une abstraction. Le titre de l’exposition After Dawn (conçue aux lendemains d’une tempête dans la forêt d’Iffendic) situe la scène au lever du jour, un jour nouveau donc, où la forme ressuscite du néant, une forme géométriquement structurée comme ces zones monochromes noires qui colonisent le premier plan de la clairière accablée de Pétra (2014). Est-ce un mauvais présage ou une mutation naturelle du sol en une surface sans épaisseur ni gravité ? Elle ressemble au noir qui scinde les territoires conquis par les avatars dans les jeux vidéo, un non-espace dans lequel le corps numérique ne peut évoluer ni même périr2 . Cette aurore géométrique annonce un réveil mystique, comme le mettent en scène dans une réminiscence d’imagerie new age les Monument Land Etude 4 à 7 (2015), où la lumière qui découpe les ténèbres par le haut ne peut qu’évoquer la représentation allégorique du Saint Esprit depuis le Moyen Âge. Ailleurs, le titre localise le paysage déchaîné dans le royaume des dieux Vikings (Valhalla, 2014), ou au bord d’un canyon incandescent, lieu des croyances tribales précolombiennes (Campo del Cielo, 2015, du nom d’une météorite tombée en Argentine).
Car sur les hauteurs comme dans les ténèbres, les divinités se rencontrent : « Et flamines, santons, brahmanes, mages, guèbres/ Ont crié : Jupiter ! Allah ! Vishnou ! Mithra ! » écrit encore Hugo dans Magnitudo Parvi. Peut-être ne faudrait-il attribuer l’incursion du motif mystique dans l’œuvre d’Angélique Lecaille qu’à la poursuite d’un sujet de dessin et de sculpture qui serait la fascination humaine pour les phénomènes qui le dépassent infiniment, y compris les retombées infernales de ses propres ambitions prométhéennes. L’une des premières occurrences explicites du surnaturel dans le dessin est une injonction en lettres gothiques, Touch the Sky (2006), sur fond de nuage de fumée. Le style typographique pourrait évoquer une pochette d’album de rap américain et la sentence rime avec une version de la guerre (inculqué aux jeunes soldats envoyés au front) comme lutte du bien contre le mal. On pourra aussi percevoir sinon un mimétisme critique, de l’ironie dans cette petite branche nimbée et mise en lévitation dans le cadre en losange de Ulla (2014), à la manière dont les retables de la Renaissance signalent l’intervention divine. Le retour du spirituel annonce l’imminence de la catastrophe ; quand Jésus vient pirater les écrans d’ordinateurs c’est que la guerre atomique va commencer3
. Ainsi l’empreinte mystique sur les titres d’Angélique Lecaille voudrait-elle camper la scène à l’heure de la fin du monde, quand la foi offre la dernière illusion de maîtriser le cours des choses ? Si c’est une invitation à ressentir l’émotion transcendantale face au dessin, alors, il s’agit bien de mettre l’image à l’épreuve, de tester la puissance d’évocation du dessin : lui suffit-il de convoquer la filiation du romantisme pour provoquer une nouvelle expérience du sublime au XXIème siècle ? Usant de moyens traditionnels - et traditionnellement exposés, systématiquement encadrés voire intégrés dans le cadre domestique comme l’étaient les scènes mythologiques en grisaille sur les plafonds des hôtels particuliers - le dessin est-il le lieu d’une épiphanie ?
Il se peut qu’il mette en scène l’apparition surnaturelle d’une géométrie en apesanteur comme ce carré noir de Monument Land 1 (2014) quittant le sol d’une possible ruine de cathédrale gothique ou grotte en formation, baignée d’une lumière sans origine. Ces visions extraordinaires réactivent l’émotion du bizarre dans le dessin surréaliste et avant, dans le symbolisme noir d’Odilon Redon où la feuille engendre des êtres et des paysages inconnus. L’aurore neuve ou la renaissance mystique jouée - ou sur-jouée (parfois sous des traits minimalistes) est bien celle à laquelle se prépare le dessin. En somme, il n’y a d’autres croyances ni Création ici que celle du dessin, qui fait advenir des mondes dans la ligne, l’aplat, qui permet une promenade sans direction entre les plans. La matière même du dessin colonise l’espace hors du cadre, avec les sculptures en bois carbonisé (Geometric Landscape, 2015) ou les ilots de plomb conservés sous cloche comme de petits écosystèmes. Il n’y a pas d’autres mystères que celui que ce qui se produit dans l’atelier.
Le dessin est bien le lieu d’une épiphanie, l’apparition sur la feuille d’une idée profonde mais indicible, un puissant désir de relief, qui se manifeste par une vision à la surface du papier noirci, rayé, estompé, réservé, dans une série de gestes sans programme. En cela les visions rocheuses d’Angélique Lecaille se reconnaissent dans le paysage romantique tel que le préconise Caspar David Friedrich en réclamant du peintre qu’il représente « ce qu’il voit devant lui, mais aussi ce qu’il voit en lui-même ». Quant au motif extérieur, ce n’est pas la nature parcourue par le marcheur du XIXe siècle mais une reproduction de nature qui émeut les citadins connectés, une nature dupliquée et peut-être disparue. En effet, le paysage sous-jacent des dessins d’Angélique Lecaille, la vue de son atelier, est une composition d’images, reproductions de peintures du XVIIIème, photographies touristiques, dessins d’architecture de la renaissance, qu’elle collectionne et classe. Quelque chose est là, encore invisible, et doit sortir. Elle ne quittera pas l’atelier tant que l’image n’aura pas lieu ; cela peut prendre une nuit tenue en éveil par le pressentiment de l’image et l’inquiétude que le dessin jamais ne se dessine (ne prenne forme) ni ne tienne. Ainsi l’artiste s’engage sur la feuille à chaque fois pour le dernier dessin, comme le boxeur se donne l’énergie du dernier combat. Alors la référence aux guerriers Vikings, adossée aux formes de boucliers ou de lances (Cercle Arsin et Tectites, 2015) fonctionne comme une deuxième allégorie (avec celle de la Création) pour situer l’avènement du dessin dans un corps à corps avec le support. Cette manière vient d’un apprivoisement de l’image par l’apprentissage de la gravure, dont Angélique Lecaille a conservé l’élan de l’adversité en choisissant pour ses dessins le format monumental. Ainsi le corps absent du paysage est entièrement absorbé par la feuille qui se travaille « à l’aveugle » tandis que l’image apparaîtra plus tard, brusquement, non pas en soulevant la presse, mais en décrochant le corps. De l’aquatinte, il reste aussi la fermeté du trait conjugué aux dégradés fluides, l’attention portée aux qualités de noirs qui sont également recherchés dans les sculptures en bois brûlé. Ces dernières témoignent avec plus d’évidence, non pas d’un acte incantatoire célébrant la maîtrise des éléments par l’homme, mais plutôt d’un geste passionné, peut-être révolté : un geste grave, qui est égal à celui dompté par le dessin. Le chêne brûlé qui depuis 2014 construit un paysage à l’extérieur du dessin en indiquerait la charge intérieure. Trace de destruction en miroir de la composition, les sculptures incendiées augmentent la tension à l’œuvre dans le dessin, entre la domestication à l’intérieur du cadre et la tentation de l’abîme ou même de la révolte. Et « l’une des définitions les plus justes du romantisme, rappelle Henri Peyre, est celle qui souligne en lui l’esprit de révolte : révolte métaphysique déjà chez quelques Allemands et chez Rousseau quand il s’écriait : « J’étouffe dans l’univers4 »4 , consulté le 9 mars 2015. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/romantisme/] ». C’est peut-être là que l’œuvre d’Angélique Lecaille rejoint le romantisme, dans ses émotions authentiques (et forcément contradictoires) à l’égard du monde et de son insoutenable fuite vers la catastrophe, qui ne se formulent pas ici dans la citation nostalgique ou la célébration complaisante des ruines. Mais cette énergie se met à l’œuvre dans l’atelier, sans concession ni prétexte dialectique, assumant le travail et la quête du beau.
- René Daumal, Le Mont Analogue, Gallimard, 1981 ↩
- C’est l’une des données propre à l’espace des jeux vidéos qu’explore l’installation Parallel I-IV (2014) d’Harun Farocki. ↩
- Cf. Les derniers jours du monde, Arnaud et Jean-Marie Larrieu, 2009, d’après le roman de Dominique Noguez. ↩
- Henri PEYRE, Henri ZERNER, « ROMANTISME », Encyclopædia Universalis [en ligne\ ↩