Fanny
Gicquel

NEW . 16.01.2025

Des éclats

2020, performance d'une durée de 2 heures présentée une fois par pendant la durée de l'exposition.
Passerelle Centre d'art contemporain, Brest
Dans le cadre des Chantiers Résidence, programme mené par Passerelle Centre d'art contemporain et Documents d'artistes Bretagne
Commissaire: Loïc Le Gall
Performeur·ses : Sarah Bellaiche, Tiphaine Dambrin, Naomie Daviaud, Juliette Fanget, Charlotte Gourdin, Nina Krawczyk, Anna Larvor, Martin Routhe, Robin Sarty, Tabea Von-Vivis
Photo : Aurélien Mole
Vidéo: Margaux Germain Production : Documents d'artistes Bretagne

l’appel confus des eaux, 2020, installation, acier, peinture, Plexiglas, miroir, papier, plâtre, résine, eau, dimensions variables.

Le tissus de mes nerfs, 2020, métal, coton, encre , 150 cm x 300 cm

Je veux partir avec vous, partout ou vous êtes allés, 2020, acier, peinture, 12 m

Vues d’exposition et de performances.

Embrassant subitement tout l’horizon maritime, 2020, acier, peinture, feutrine, dimensions variables

L’immensité avec vous, 2020
Film, 9’06’

L’âme de fond

« Sous sa forme simple, naturelle, primitive, loin de toute ambition esthétique et de toute métaphysique, la poésie est une joie du souffle, l’évident bonheur de respirer. Le souffle poétique, avant d’être une métaphore, est une réalité qu’on pourrait trouver dans la vie du poème si l’on voulait suivre les leçons de l’imagination matérielle aérienne.(1)»

Du paysage-état d’âme, le romantisme a fait un lieu commun, soumis respectivement à la variabilité des éléments et des sentiments. (É)mus par la force des vagues, paysage marin et âme humaine partagent sans doute une certaine intranquillité (2) et un même sens, in(dé)fini. Plus concrètement, la mer et le corps apparaissent tels des organismes vivants traversés, animés par l’air, élément dont il faut souligner l’essence et la puissance poétiques et cinématiques.

Ces trois entités que sont le corps, la mer et le souffle constituent les piliers de l’exposition de Fanny Gicquel présentée à Passerelle sous la forme d’une installation-vidéo-performance entièrement baignée de poésie. Et pour cause, son principal point d’ancrage n’est autre que le poème Ode maritime signé Álvaro de Campos (1890-1935). Cet ingénieur naval formé à Glasgow est en quelque sorte le dépositaire des impressions maritimes de celui qui a su manier l’art de l’hétéronymie comme personne : l’auteur portugais Fernando Pessoa (3). Jetant un pont entre Lisbonne et Brest, deux villes portuaires tournées vers le grand large, l’artiste s’est en particulier attachée à la première des trois parties de ce long poème en prose dans laquelle l’auteur, observant le Tage qui ouvre vers l’horizon océanique, bercé par le va-et-vient des embarcations et l’imaginaire fertile des départs et des arrivées, livre une approche sensorielle de l’élément marin.

En ont été extraits dix vers dont la présence ambiante dans l’exposition se révèle n’être ni audible ni lisible (4), mais visible et sensible à travers différents médiums — vidéo, sculpture et performance (5) — qui en distillent la version sémaphorique. Quoi de plus naturel en effet qu’un langage marin pour « traduire » ces vers aux reflets bleutés ? Tombé dans la même désuétude que les sémaphores, ces postes d’observation de la marine nationale surplombant mers et océans, ce langage codé consistait en des signaux émis au moyen des bras munis de drapeaux, chaque lettre de l’alphabet latin correspondant à une position spécifique.

À partir de ce langage corporel — et partant, non verbal — à la fois chthonien et aérien (6), Fanny Gicquel a ainsi composé (7) une chorégraphie élémentaire consistant en une série de gestes minimalistes essentiellement articulés autour du souffle, interprétés par plusieurs étudiant.e.s de l’EESAB de Brest (8). Par son mouvement et son rythme binaires — inspiration / expiration —, la respiration rappelle le caractère dual de tant de rituels naturels (ressac et marées, lever et coucher du soleil, jour et nuit, etc.) en même temps qu’elle convoque, tout en l’incorporant, la dialectique du dedans et du dehors (9), tels deux vases communicants.

Tourné en extérieur-jour sur la presqu’île de Crozon, le film L’immensité avec vous consiste en une succession de plans fixes comme autant de tableaux vivants donnant à voir, immergée en pleine nature, la communauté d’interprètes déclamer secrètement les vers choisis d’Ode maritime, manipuler et porter certains objets-accessoires — que l’on (re)trouve dans l’exposition — qui opèrent moins comme signes que comme traits d’union et points de contact entre les corps et le paysage. On oublie le réflexe du sens pour se laisser porter par la sensualité des images, des visages et des gestes, l’énergie communicative des corps et de la nature qui respirent à l’unisson (10). C’est le souffle qui parle, qui s’écoute, s’écoule et s’épanche au-delà de l’espace-temps du film lui-même. La respiration lente et profonde qui en constitue la bande-son apaisante et hypnotique donne son pouls à l’exposition (11) composée sur un mode fragmentaire, voire indiciaire. Lentement, se déploie, pièce par pièce, plan par plan, séquence par séquence, le décor au sein duquel est rejoué — et relu — le paysage poétique, peuplé d’objets et de corps « interactifs ».

Les lignes agencées dans l’espace scénique dessinent un parcours libre, un scénario à voies multiples, un récit visuel diffracté. Face à nous s’étire un horizon trouble : la sculpture en acier Je veux partir avec vous, partout ou vous êtes allés reprend et matérialise le tracé en langage sémaphorique de ce même vers d’Ode maritime. À mesure que l’on s’en approche, on perçoit sur la surface blanche du mur d’infimes larmes bleutées qui viennent « trahir » la présence d’une ligne de pigment bleu dissimulée derrière le trait de métal qui nous rappelle qu’à l’horizon, ciel et mer s’épousent par inframince. Aussi ténues soient-elles, les coulures témoignent d’un geste, d’une action dont on peut remonter le fil : au sol gît une éponge encore humide de l’eau dont elle s’est gonflée, recueillie dans l’empreinte d’une main ayant creusé la matière poreuse d’un bloc de plâtre. Évoquant un élément végétal autant qu’un soleil levant / couchant, un frêle éventail taillé dans un Plexiglas cuivré utilisé dans la fabrication de hublots de bateaux pour protéger de l’éblouissement se dresse à hauteur d’œil, formant un filtre potentiel sur l’exposition-paysage. Arrimé au sol (terre) et au plafond (ciel/air), un miroir noir reflète en l’aplatissant l’espace et ce(ux) qui s’y (re)trouve(nt) : il opère ici tel un liant entre les différentes strates spatio-temporelles de l’exposition, tant du point de vue de sa construction que de son déroulement (12), en même temps qu’il apparaît comme l’interface-clé d’une réflexion sur les notions de présence et de représentation (13). Reprenant librement la technique des nœuds utilisée pour les filets de pêche, Le tissu de mes nerfs consiste en deux rideaux-écrans dont les mailles ondulantes et vibratoires, loin de nous enserrer, font office de seuil flottant. Passé de l’autre côté, devant un mur couleur sable / chair se détache une grille blanche comme dessinée dans l’espace sur laquelle viennent se suspendre quatre manches-drapeaux en feutrine aux couleurs de la presqu’île de Crozon, portées ponctuellement par les interprètes dans le film et lors des différentes activations de la performance au cours de l’exposition (14).

Multipliant les points de vue et les lignes de fuite comme les sens et strates de lecture, traversée de long en large par un souffle commun, « Des éclats » fonctionne par « rebond », associant à la matérialité des objets-œuvres-corps en présence leurs « impressions fugitives » (15) comme pour mieux en amplifier le degré d’ancrage dans le présent et le réel, mais aussi, et surtout, la puissance de (rétro)projection — et de motion — imaginaire et poétique. Offerts à de multiples déplacements, transformations et autres translations spatiales et temporelles, corps, éléments, images, mots, matières, objets, flux et phénomènes (im)perceptibles communiquent silencieusement entre eux et s’animent indéfiniment au gré de leurs multiples correspondances.

Anne-Lou Vicente, avril 2020

1 Gaston Bachelard, L’air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement, chap. XII « La déclamation muette », Paris, Librairie José Corti, p. 271.

2 En référence à l’œuvre posthume de Fernando Pessoa (sous l’hétéronyme de Bernardo Soares), Le Livre de l’intranquillité. Les premiers mots de Jean-Christophe Bailly dans L’Élargissement du poème (Paris, Christian Bourgois, 2015) y font référence, ainsi qu’au paysage-état d’âme. Voir p. 13 : « Très tôt la leçon du romantisme allemand, tout entière nourrie de la Naturphilosophie de Schelling, a été oubliée, et à la mise en réseau de l’ensemble des existences, qu’elle illustrait par des ricochets et des échos, s’est substituée une version bourgeoise de l’épanchement, dont la célèbre question de Lamartine sur les objets ‘inanimés’ constitue sans doute le point culminant. »

3 En portugais, « pessoa » signifie « personne ». Lire Iooss Filomena, « L’hétéronymie de Fernando Pessoa. Personne et tant d’êtres à la fois », Psychanalyse, 2009/1 (n° 14), p. 113-128 https://www.cairn.info/revue-psychanalyse-2009-1-page-113.htm Voir aussi Jean-Christophe Bailly, op. cit., p. 163 : « La scène pronominale ne met pas en face les unes des autres des ‘pronominalités’ fixes, elle se dispose comme l’espace d’une sorte de fondu enchaîné permanent où chaque position, tenue un instant par tel être, ne serait qu’une encoche, à la fois sur le chemin de ce qui le compose comme singularité, et sur celui de ce qui l’expose à croiser d’autres singularités, elles-mêmes pareillement engagées dans leur propre composition ».

4 À noter toutefois que les dix vers en question sont renseignés sur l’un des cartels de l’exposition, chaque vers étant associé à l’interprète qui l’a sélectionné. Rappelons-les ici : Délavée par tant d’immensité déversée en ses yeux ; Avec la douceur douloureuse qui monte en moi comme une nausée ; Mes désirs enfiévrés crèvent en écume ; Le mystère de chaque départ et de chaque arrivée ; Et le tissu de mes nerfs un filet qui sèche sur la plage ; Ah n’importe comment n’importe où partir ; Vivre en tremblant l’instant des eaux éternelles ; De la peur ancestrale de s’éloigner et de partir ; Toute cette fine séduction s’insinue dans mon sang ; Et au fond de moi commence à tourner un volant lentement.

5 Si la vidéo est une voie nouvelle empruntée par l’artiste à l’occasion de cette résidence-exposition à Passerelle, sculpture, installation et performance constituent les médiums de prédilection de sa pratique où entrent en jeu la mise en espace et en contact par l’intermédiaire du corps qui (s’)active et (se) déplace, mettant ainsi en relief des notions comme le mouvement, la circulation et l’échange.

6 Les pieds sont au sol et les jambes restent immobiles. Seuls les bras bougent et brassent l’air. La position verticale souligne la « colonne d’air » qui traverse la partie supérieure du corps.

7 Précisons que traduction et composition vont ici de pair avec une certaine marge d’interprétation et d’improvisation, tant sur le plan de l’écriture que de la performance.

8 Au sujet de cette collaboration avec les étudiant.e.s et plus largement, le déroulement de la résidence, lire l’entretien http://www.leschantiers-residence.com/fanny-gicquel/

9 Une dialectique déjà à l’œuvre dans la notion de paysage-état d’âme. Lire Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 1957, Paris, Quadrige PUF (6e édition, 1994), chap. IX, p. 191-207. « L’en-deçà et l’au-delà répètent sourdement la dialectique du dedans et du dehors : tout se dessine, même l’infini », p. 192.

10 Notons ici l’importance du toucher. L’analogie entre corps et paysage/nature confine ici à leur « fusion » qu’illustre symboliquement le collage visible au verso du miroir présent dans l’espace d’exposition, qui combine les contours d’une masse de corps solidaires (visible dans la vidéo et répétée lors de la performance) à la matière des roches de la pointe de Pen-Hir, dans la presqu’île de Crozon.

11 Il convient de préciser que le film, s’il est partiellement visible et audible par le visiteur dès son arrivée — de manière directe bien que lointaine, mais aussi par « ricochet » via son reflet dans le miroir présent dans la première salle —, est présenté au fond de la deuxième salle.

12 Ces strates, poreuses voire entremêlées, pourraient être celles que forment, sans ordre arrêté, le film, l’exposition et la performance. Activée tous les mardi à 19h et le troisième samedi du mois à 15h30, la performance réintroduit physiquement dans l’espace d’exposition les corps (re)présent(é)s en continu via/dans le film. En les reflétant, le miroir les embrasse en une même image-temps dans laquelle notre propre corps peut se faire une place.

13 Les différents sens connus de représentation incluent ici celui, littéral, de remettre au présent.

14 On pense immanquablement à l’œuvre conçu par l’artiste allemand Franz Erhard Walther dès les années 1960, entre soft sculpture post-minimaliste, vêtement et rituel performatif. http://i-ac.eu/fr/artistes/1241_franz-erhard-walther

15 Voir Clément Rosset, Impressions fugitives. L’ombre, le reflet, l’écho, Paris, Minuit, 2004.

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Documents de recherche

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Références

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Vues d’atelier

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Frieze London, Foire d’Art Internationale, (solo-booth) Angleterre, commissariat : Cédric Fauq

Hostcall, Open School Gallery, Nantes, commissariat par Annie Filon

Touching Feeling, Hua International, Pékin

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Parallèlement à l’exposition, j’ai été invité par Phénum, un label indépendant brestois, à concevoir une écharpe en lien avec celle-ci. J’ai choisi d’inscrire le mot ‘immensité’1, traduit en langage sémaphorique d’un côté, tandis que de l’autre, je me suis inspiré d’un collage réalisé à partir de photos des paysages du Finistère pour créer un dessin coloré reflétant les teintes de l’exposition.

1 Extrait du vers «  Delavée par tant d’immensite deversée en ses yeux », Ode maritime, Fernado Pessoa. C’est aussi le dernier mot réalisé dans la vidéo «  l’immensité avec vous », la performeuse de dos, assise sur un rocher, face à l’hoeizon, le danse à la mer.

Phenüm : https://phenum.com/

Les Chantiers-Résidence - Fanny Gicquel - Des éclats, 2020
Réalisation : Margaux Germain
Production : Documents d’artistes Bretagne