Outta Luck
Contre la petite musique dâascenseur du storytelling, HoĂ«l Duret maintient un art du rĂ©cit qui lorgne vers un Ă©pique dĂ©gonflĂ©, un picaresque un peu looser ou encore un « OpĂ©ra de quatâsous ».
Au cĆur de lâexposition, au sous-sol de la New Galerie, se trouve le film Outta Luck (2022). Trois jeunes gens, lĂ©gĂšrement alcoolisĂ©s, calĂ©s sur des transats, discourent de tout et de rien. Ils sont dehors, il fait nuit, le ciel est dĂ©gagĂ© - il est mĂȘme : « hyper chelou ». A perte de vue, ils ont lâimmensitĂ© sous les yeux, mais ils ne la contemplent pas. Ils la parlent, et ce quâils nous en montrent, câest lâapplication des diffĂ©rentes structures contemporaines de production de sens Ă une situation donnĂ©e. Tout y passe : fake news et post-vĂ©ritĂ©, GAFAM et Bitcoins, systĂšme solaire et amour universel.
La langue est celle du small-talk, prolongeant le bavardage mĂ©canique quâexplorait dĂ©jĂ lâartiste dans son dernier film, le fiĂ©vreux et glitchĂ© Drop Out (2020). Ici aussi lâexposition est travaillĂ©e de tentatives de se confronter Ă lâĂ©pais mystĂšre de lâexistence Ă partir des outils linguistiques et techniques Ă disposition. Chez lâartiste cependant, le langage est dâemblĂ©e visuel et la situation dâĂ©nonciation appareillĂ©e dans une affaire de superposition, avec, en fond de la vidĂ©o des trois personnages, un long plan sĂ©quence de danse-transe collective, Ă©voluant Ă la maniĂšre dâun clip sur un tĂ©lĂ©viseur oubliĂ©.
Au premier Ă©tage, trois Ă©crans offrent une possible clĂ© de lecture. Les bandeaux de texte qui dĂ©filent ponctuĂ©s dâĂ©mojis, Ă la maniĂšre dâun karaokĂ© spammĂ© ou dâune chat-room Discord, sont extraits de lâopĂ©ra Grandeur et dĂ©cadence de la ville de Mahagonny crĂ©Ă© en 1930 par Bertolt Brecht et Kurt Weil. Racontant la naissance, lâapogĂ©e et le dĂ©clin de la ville imaginaire du mĂȘme nom, piĂšge tendu par trois criminels aux bĂ»cherons de lâAlaska quâils attirent dans leurs rets Ă renfort de prostituĂ©es, dâalcool et de jeux dâargents. Par lâautodestruction postulĂ©e comme pente naturelle du capitalisme, il est Ă©galement possible dây lire lâanticipation des thĂšses de lâaccĂ©lĂ©rationnisme, telles quâelles Ă©mergeront au seuil dâune autre dĂ©cennie en crise, celle des annĂ©es 2010.
Avec Outta Luck, dont la forme exposĂ©e intĂšgre, selon la grammaire caractĂ©ristique de lâartiste, des Ćuvres murales et accessoires scĂ©niques, HoĂ«l Duret agrĂšge les parcelles de rĂ©cit qui affleurent Ă la surface du prĂ©sent pour les intĂ©grer Ă son systĂšme narratif : quelque chose comme une mise en culture des germes ingrats du prĂ©sent (Metaverse, NFTs, peintures comme des Ă©cransâŠ). Le terreau de la fiction est peut-ĂȘtre dĂ©jĂ stĂ©rile, et les cieux de la fabulation emplis de dĂ©chets cĂ©lestes (les bagnoles du gars de Tesla ?, se demandent les personnages) mais les humains nâont dâautre choix que dây cultiver malgrĂ© tout leur besoin de sens.
Les nouveaux philosophes du Jardin ont beau ĂȘtre passablement pĂ©tĂ©s au Sky©, lâataraxie reste visible par temps dĂ©gagĂ© pour qui veut bien sâen donner les moyens.