Hoël Duret par Patrice Joly
Interview Hoël Duret par Patrice Joly
Alors que son exposition à la Fondation Louis Vuitton, NFT pH7 logique, s’achève ce week-end, Hoël Duret vient de livrer une proposition qui a marqué les esprits des festivaliers de Do Disturb au Palais de Tokyo. Life is old there (2019) présentait durant les trois jours du festival une installation évolutive hésitant entre l’enchevêtrement cathartique des récits, façon Lost, et le tableau vivant que vient ponctuer régulièrement la lecture du Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa : la « performance » d’Hoël Duret nous a autant fait penser cependant, question référence littéraire, à l’ambiance délétère du roman de Malcom Lowry, Au dessous du volcan, avec son lot de péripéties « tragico-alcooliques », qu’aux circonvolutions mélancoliques du lisboète, question de décor et de choix de spiritueux…
Votre exposition dans le showroom de la Fondation Vuitton se compose d’une installation qui représente une sorte de jungle domestiquée enserrée dans un réseau de câbles qui semble l’informer en même temps qu’il paraît tirer de nombreuses informations de cette prolifération végétale : avez-vous voulu donner une image angoissante des liens qui nous relient au vivant, un peu comme si l’humain ne pouvait s’empêcher de vouloir toujours tout contrôler, y compris la pousse des plantes, leur développement, leur rythme de vie, etc… ?
Hoël Duret : Cette installation s’inscrit dans un ensemble plus vaste, intitulé NFT pH<7, dont elle n’est qu’un chapitre, et qui explore le projet humain de domestiquer et scénographier la nature dans un jeu entre le paysage et sa représentation. Cette poursuite d’une nature vierge, mythologique, en rupture avec la sphère humaine est ancienne et a construit la dichotomie Nature / Culture. La peinture paysagère s’est employée à sublimer la Nature mais, en exacerbant la fascination qu’elle exerce sur l’homme, elle affirme aussi la domination de ce dernier par son pouvoir à la représenter, le peintre dominant son sujet. Depuis que le train a sifflé dans le Walden d’Henry David Thoreau, la vision pastorale de la Nature s’est fissurée. L’emprise humaine s’est répandue au niveau du pays et les campagnes se sont transformées en machines ultra-productives. L’édification des serres tropicales au XIXe siècle a achevé cette domination en recréant artificiellement des paysages exotiques avec leurs climats. Ces concentrés du monde mis en scène comme des tableaux ont étendu la domination de l’homme sur la nature in vivo. NFT pH<7 logique présente une vision résolument altérée de la Nature, renvoie à une supposée Arcadie et s’appuie sur une iconographie technologique New Age afin d’explorer de nouveaux symboles et possibilités de la dichotomie Nature / Culture.
Faut-il prendre cette installation comme une prévisualisation d’un environnement de plus en plus encadré par la technologie et les données, à l’instar des expériences de Biosphère 2 d’expérimentation d’une serre autonome en oxygène et aliments dans les années 80 ou, plus près de nous, des expériences de vie dans un environnement confiné dans l’idée de survivre aux longues périodes dans les vaisseaux spatiaux ou sur d’autres planètes, ou est-elle plutôt le signe d’une nécessaire collaboration entre les forces du vivant et la technologie 3.0, version there is no alternative pour sauver la planète : un plaidoyer pour réconcilier la big science et la nature ?
Hoël Duret : Oui, elle est un peu tout cela mais dans une logique de symboles de représentations de la relation Nature / Culture. La caractérisation du présent comme un Âge Numérique perpétue l’illusion d’un moment cohérent de l’humanité pour masquer la multitude d’éléments disparates qui composent notre expérience quotidienne. Le catégoriser de la même façon que l’Âge du Cuivre, du Bronze ou du Fer, c’est tenter de le rendre homogène. Cette qualification erronée se fonde sur l’idée que nous vivons aujourd’hui en parfaite harmonie dans nos univers digitaux et que des millions d’individus partageront bientôt un niveau similaire de compétences technologiques et de prérequis intellectuels. Force est de constater que nos prothèses digitales nous ont appris à cliquer, swiper ou slider mais pas à en avoir une compréhension et une utilisation fine ni à mettre en place des applications bénéfiques. D’une certaine façon, cette installation postule que la technologie et ses applications sont décevantes. Le dispositif mis en place pousse au contraire à une expérience contemplative, ce qui va à l’encontre du développement de la technologie qui cherche à éliminer le temps superflu.
Votre installation me fait penser également au dernier film de Claire Denis, High life, dans lequel la serre joue un rôle fondamental dans la vie et la survie du vaisseau spatial, à la fois comme ressource en oxygène, en protéines et autres oligo-éléments, mais aussi en tant qu’attache plus profonde, plus enfouie, au vivant : est-ce le même genre de réflexions qui vous anime ?
Hoël Duret : Je n’ai pas vu le film de Claire Denis mais j’en ai lu le pitch. Dans les différents chapitres de NFT pH<7, je m’amuse à tirer de nouveaux fils de récit qui développent de nouveaux liens au vivant. À la Fondation Louis Vuitton, cela passe par un dispositif numérique et le monstre de câbles mais, dans une vidéo de la même série, je mettais en scène une nymphe dans cette Nature 3.0, dans une sculpture je présentais des visions de plantes sous psychotropes, dans une série de peintures je m’amusais d’hallucinations molles… Je travaille en ce moment sur les potentialités d’une intelligence des plantes au même titre qu’une intelligence artificielle. Ce que je cherche dans ce projet et cette relation au vivant, ce sont des modes de narration et de perception alternatifs donc, en ce sens, cela rejoint certainement les réflexions du film de Claire Denis.
Au Palais de Tokyo, on retrouve un environnement confiné mais, cette fois-ci, ce sont plutôt les humains qui sont assignés à résidence tandis que les plantes, également présentes, ont l’air de pouvoir vivre leur propre vie, de même que les animaux semblent heureux de leur sort : faut-il y voir une parabole, celle d’une humanité toujours condamnée à désespérer de son sort quand bien même le contexte semble capable de lui procurer tout ce dont elle a besoin pour être heureuse ? Le jardin d’Eden comme décor éternel au déballage des angoisses métaphysiques de l’humanité ?
Hoël Duret : Le jardin d’Eden, l’Arcadie… L’image d’une Nature vierge est profondément ancrée dans l’inconscient collectif alors que cela n’existe plus nulle part depuis très longtemps. Cette vision de la Nature est altérée dans la mise en scène de ces deux projets pour appuyer la nécessité de reprendre les récits qui ont traditionnellement organisé les sociétés occidentales. Dans Life is old there, le personnage principal reste échoué sur la plage car il a peur de rentrer dans la jungle qu’il trouve finalement terrifiante alors qu’il la fantasmait depuis longtemps. Cette bande de sable devient un enfer dont il est prisonnier, accompagné de personnages plus perdus les uns que les autres. Sa peur de la Nature, devenue monstrueuse, se mue en spleen, reprenant des poncifs de la littérature : le roman d’aventure, de grands espaces tourne court et la performance s’amuse de cela.
D’un point de vue définitionnel, faut-il encore parler de performance dans la mesure où votre proposition est très écrite, très cadrée, bien que l’on ait l’impression qu’il y a une grande part laissée à l’improvisation ? On a parfois plus l’impression d’une très longue pièce de théâtre…
Hoël Duret : Avec Tanguy Malik Bordage, le metteur en scène que j’ai invité sur ce projet, nous avons fait le choix de ne pas préparer cette proposition comme une pièce de plateau de théâtre (avec une scène faisant face au public) pouvant temporairement être adaptée aux espaces du Palais de Tokyo. Dès le début nous avons travaillé avec trois faces ouvertes au public — dans notre espace, il y a un fond de scène mais pas de coulisses —, le public peut donc tourner autour du plateau sur trois faces tandis que les acteurs jouent avec le quatrième « mur » du théâtre, le jeu est travaillé tout en tension et quasiment sans texte, la narration est étendue à l’extrême… Les acteurs de théâtre qui ont performé avaient pour consigne de se projeter dans un tableau, de ne pas chercher à être efficaces mais, plutôt, de toujours chercher à le composer. Pour le théâtre, le format et les codes sont décalés. Si Life is old there ne peut pas être qualifiée de performance, ce n’est pas à moi d’inventer la case à laquelle elle correspond, moi je m’amuse des formats et c’est bien là le propre de mon travail.
J’ai été stupéfié par l’ampleur du projet, avec une emprise en temps et en espace considérable : avez-vous plutôt travaillé de manière collective, ou bien avez-vous tout écrit de votre côté ?
Hoël Duret : J’ai proposé ce projet à Vittoria Matarrese, commissaire générale du festival Do Disturb, lors de notre premier rendez-vous. Puisqu’il est la suite de la fiction initiée en janvier 2018 lors de mon exposition personnelle à la Galerie Edouard-Manet de Gennevilliers, la trame narrative était déjà en place. J’ai ensuite dessiné l’ensemble de la scénographie puis nous avons commencé à écrire les cinq heures de jeu avec Tanguy Malik Bordage en définissant précisément nos personnages et le type de jeu que nous souhaitions. Lors des trois semaines de répétition, nous avons travaillé en longues sessions d’improvisation lors desquelles les acteurs proposaient tous des quantités de petites actions correspondant à leurs personnages que je notais, puis nous faisions le tri dans leurs propositions. Toutes les actions collectives qui ponctuent discrètement la performance ont été testées de la même façon. Les deux scènes climax (le coucher du soleil et le final) étaient présentes depuis le début dans ma trame. L’écriture a donc été très partagée entre tous, acteurs inclus. Je ne travaille jamais seul sinon je m’ennuie, je ne crois pas à la pratique solitaire du travail d’auteur.
Qu’est-ce qui relie ces deux démarches qui semblent plutôt opposées formellement —l’une, à la Fondation Louis Vuitton, où la « scène » est désertée de toute présence humaine, même sous forme de représentation, et l’autre, au contraire, tableau vivant qui ne cesse d’évoluer tout au long de ces trois jours — si ce n’est la présence du végétal ?
Hoël Duret : Mon travail est structuré par le récit à travers de grands projets. Ma matière première est la fiction dont je joue des styles et des registres. La façon dont se construit une narration via ses ressorts d’écriture est aussi importante que son scénario et son médium. Ces deux propositions sont des chapitres de scénarios avec points de vue, scènes, personnages, situations… Les formes et les médiums divergent donc librement selon les projets et les chapitres d’un même projet selon ce qui me semble être le plus adéquat pour travailler. Mes scénarios livrent une vision critique et amusée de mouvements, concepts, et écoles de pensée : tout ce qui voudrait être une recette pour rendre le monde tangible, cohérent, simple et rassurant. Ces deux propositions se nourrissent d’univers différents et sont deux scénarios distincts mais des ponts les relient : la fabrication d’une image, la dichotomie Nature / Culture, un certain humour…
Pour 02 magazine, avril 2019