Cure de Jouvence
« J’aime sculpter les phrases » 1
Personnage familier du bestiaire de Jean-Yves Brélivet, le lapin évoque irrésistiblement l’œuvre de Lewis Carroll, Alice au Pays des Merveilles. Revêtu d’un costume quasi ecclésiastique, celui de Les Sorties de chapeaux décoiffent (série Les Animaux nous consolent), paraît incarner à la fois l’auteur, le Révérend Charles L. Dodgson, et ses créatures, que ce soit le lapin blanc pressé, ou ce fou de lièvre de mars, tous deux doués d’un comportement et d’un langage humains. La référence est directe avec le lapin portant le titre Au Pays des merveilles, la peur gagne (série Le Chant des naufragés). Ce qu’Alice trouve de l’autre côté du miroir, est un monde qui échappe aux lois communes, celles de la logique et de la vie sociale, un univers féerique peuplé de protagonistes, humains, animaux, objets, qui agissent déraisonnablement, où l’enchaînement des fait est inversé. Par la structure du texte, les inventions verbales - les fameux mots-valises - l’auteur creuse les possibilités du conte, où la parodie sollicite constamment la complicité du lecteur. Les animaux de Jean-Yves Brélivet sont les sujets d’une histoire suggérée à différents niveaux : couleurs, posture, attributs, que ceux-ci soient des éléments (membres ou objets) en moins ou en plus. Leur chant, leur cri, est le titre qui les accompagne. Celui-ci témoigne de la complexité du travail entrepris par Jean-Yves Brélivet. Il implique l’espèce animale dans ses multiples relations avec l’homme, symboliques, utilitaires, vitales, décoratives, du faire-valoir au porte-parole, une gamme infinie, transhistorique de sentiments et de caractères traduite par autant de clichés - fier comme un coq, doux comme un agneau, sale comme un porc,… et d’expressions : poser un lapin, ne pas se trouver sous les sabots d’un cheval,… L’élaboration des titres joue de toutes ces nuances, et met les croyances immémoriales à l’épreuve d’une ironie qui les désamorce de l’intérieur. Le résultat, Vertige du grand couac, Vache folle cassant ses freins, Dessert à toute heure, Le Chaud et l’effroi, Lapin sauve qui peut… pour n’en citer que quelques-uns, tient plus du rébus que du message explicite En cela, ce modus operandi offre des similitudes avec l’entreprise mallarméenne qui, d’allusions en glissements progressifs, transcende l’anecdote en pure fiction, laissant aux lecteurs « cette joie délicieuse de croire qu’ils créent ». L’art de la transposition repose chez Brélivet sur sa capacité à « sculpter », aussi bien les formes que la langue, processus consistant à déconstruire pour construire son œuvre. Mais le point d’origine est d’emblée une énigme : qui est premier de l’homme ou de l’animal ? Anthropomorphisme du bestiaire ou zoomorphisme de l’espèce humaine ? Prenons pour hypothèse qu’au fil du temps, l’animal est sorti des rôles que lui assignait la réalité pour entrer majoritairement dans l’ère de la représentation et de la métaphore généralisée. Il est, dans l’œuvre de Jean-Yves Brélivet, objet et sujet, apparaissant sous des traits qui oscillent entre réalisme et fantaisie, silencieux, mais, via son titre, porteur d’un message poétique et politique. Quelques mots sur le style Brélivet, reconnaissable entre tous, mélange joyeux de figures proches du dessin animé - lequel, après les fabulistes, a doté l’animal du langage - par les formes volontiers rondes et généreuses et les couleurs vives et scintillantes dues au travail minutieux de la résine et à de multiples couches de peinture.
Que disent les bêtes qui dansent le Tango des espèces ? Sous des apparences sautillantes et bondissantes, le message est grave ; il évoque le danger, la perte, un monde qui tourne mal, une tragédie de l’échec dans laquelle l’homme, en filigrane, tient le premier rôle. L’artiste prend le parti des animaux pour nous livrer autant de récits de mise garde, comme Charles Perrault dans le Petit Chaperon Rouge. La « bestialité » des animaux éloigne le spectre de la morale au profit de l’instinct telle une préscience. L’Abécédaire 2 avec Claire Parnet, produit et réalisé par Pierre-André Boutang. Paris : éditions Montparnasse, 2004. ] de Gilles Deleuze commence par « A comme animal » ; en conjecturant que l’art commence peut-être avec l’animal, il y expose la notion de territoire, centrale dans l’élaboration de sa philosophie et décrit l’animal « qui émet des signes, qui réagit à des signes » comme un être aux aguets, ce qui est aussi une belle définition de l’artiste. Se dessine une autre facette du travail de Jean-Yves Brélivet, la fonction pédagogique ; non seulement les Animaux nous consolent 3 mais ils nous enseignent. « Comme ces créatures aiment à vous donner des ordres et à vous faire réciter des leçons ! pensa Alice. J’ai vraiment l’impression d’être en classe. » 4 Revoici le révérend Dodgson qui, avant d’être professeur à Oxford, créa dans sa jeunesse de nombreuses revues dont le titre de la première Useful and instructive Poetry (Poésie instructive et utile), 1845, résonne une fois encore singulièrement avec l’œuvre de Jean-Yves Brélivet. De même que la construction d’un petit théâtre de marionnettes pour lequel le jeune Dodgson écrit des pièces qui seront données dans le jardin du presbytère de son père à Croft.
Le jardin du presbytère de Saint-Briac est durant l’été 2010, le cadre d’une scène originale, une création in situ : temps, lieu, action, la règle des trois unités du théâtre classique y est respectée. Entourant le presbytère et jouxtant l’église Saint-Briac, le jardin est un enclos anachronique qui délimite un dehors et un dedans. Roses, hortensias, pommiers en espalier sont comme les vestiges d’un verger, d’une roseraie d’un temps où la nature domestiquée symbolisait la culture opposée à la nature sauvage, l’ordre face au désordre. Le jardin de curé, après le départ de celui-ci, est voué désormais à l’usage de jardin public. Sans doute, Jean-Yves Brélivet, lors de sa première visite, a-t-il ressenti son charme subtil, teinté de nostalgie, inspirateur de nouvelles sculptures - de l’ensemble Partir dans le décor - qui y éliront domicile le temps d’un été.
Les murs circonscrivent un espace protégé, à l’écart du fracas du monde, au seuil duquel on abandonne volontiers préjugés, matérialisme et prétentions sérieuses. Le jardin est l’avant-goût du paradis, tout comme l’église est à l’intersection du ciel et de la terre et l’animal à celle de l’homme et de la nature. La porte étroite du jardin donne accès à un autre univers, celui du merveilleux, celui de l’enfance et invite à une autre relation au monde dont les animaux sont les agents de liaison. Rompant avec le pessimisme qui l’habite, Jean-Yves Brélivet a choisi quatre lapins, un coq, des maquereaux juchés sur un arbre ainsi qu’un petit oiseau pour accomplir le ré-enchantement des lieux. Les lapins cernent la scène, disposés sur le mur d’enceinte, l’un deux apparaissant inopinément à une fenêtre du presbytère, ils sont ainsi fidèles à leur réputation, intrépides et craintifs, familiers et mystérieux, « compagnons des clairs de lune », foncièrement lutins. A l’opposé, le coq à la fierté légendaire, est l’animal diurne par excellence dont le chant annonce le lever du soleil. Courageux et vigilant, en majesté sur la table que lui a forgé l’artiste, il symbolise la résurrection. Les poissons-pierre remémorent un épisode marquant de la ville de Saint-Briac, un acte de générosité de nature à cimenter la communauté. Inclus dans la maçonnerie de l’église en souvenir de la participation des pêcheurs à l’agrandissement de celle-ci, des maquereaux, mués en poissons lunes, s’en extraient pour migrer vers le monde végétal, tels les fruits d’un nouvel arbre de paradis. Enfin le petit oiseau, Alchimiste décrochant la lune, devenu pour l’occasion Le Souffleur de vers, joue un rôle clé dans le dispositif. Il est l’ambassadeur de l’artiste auprès des habitants conviés à poser avec lui pour des photographies parties prenantes de l’exposition, découvrant en sa compagnie des vues inédites des ruelles et de la nef de l’église, du golf et d’arbres remarquables. Cet alchimiste ne personnifie-t-il pas aussi l’artiste, artisan de la permutation, de la transformation et d’une synthèse fertile des arts ? A la conjonction de la sculpture et de la poésie, de l’écrit et l’image, l’œuvre limpide et complexe, est traversée de références, d’associations d’idées, d’un humour et d’un imaginaire qui la rendent unique et passionnante. Dans ce jardin extraordinaire, l’alchimiste nous offre une cure de jouvence, nous souffle « d’attraper la lune », de poursuivre l’utopie qui, selon Ricoeur, consiste à « ouvrir le possible ».
Catherine Elkar, in livre Cure de Jouvence, publié à l’occasion de l’exposition Jean-Yves Brélivet présentée au jardin du presbytère de Saint-Briac-sur-mer, du 10 juillet au 10 septembre 2010. Edition Frac Bretagne, 2010.
- Extrait d’un texte de Jean-Yves Brélivet audible sur la page “Jours blêmes à la ferme”” ↩
- L’Abécédaire de Gilles Deleuze, [vidéogramme\ ↩
- L’un des chapitres du Tango des espèces, titre générique de l’œuvre. ↩
- Carroll, Lewis. Œuvres, Paris, Robert Laffont, 1989 (Bouquins), p. 104. ↩