Visites sous l'île de Vassivière
Visites sous l'île de Vassivière, 1994
Installés dans la nef, caissons-vidéo et photographies.
À la mesure du monde
La dernière exposition “terrestre” des sculptures de Marcel Dinahet eut lieu en 1990 sur un site qui, par certains aspects, évoque l’île de Vassivière : la pointe du Dourven, sur la côte septentrionale de la Bretagne, sur la Manche. Dès 1986 - mais personne ne le savait - Dinahet avait immergé des sculptures, concrétions de coquillages et de ciment traversées par un filin, qu’on pouvait croire arrachées à la mer. En fait, ce n’était pas leur origine qui leur conférait cette ambiguïté mais bien leur destination, inscrite au cœur du travail et des préoccupations de l’artiste. Depuis plusieurs années, Marcel Dinahet explorait les fonds marins du proche littoral breton, travaillant le geste et le mouvement, s’adonnant à ce qu’à présent on peut considérer comme les croquis préparatoires d’une sculpture élargie, et dans sa conception et sa présentation. Etait à l’œuvre, dans ces premières immersions, la volonté de basculement : perdre la sculpture en tant qu’objet circonscrit, en tant que masse et poids, pour mieux la doter de temporalité. En les filmant ou en les photographiant sous l’eau, Dinahet inscrivait ses pièces dans la logique même de la sédimentation de ses matériaux, c’est-à-dire dans le temps ; ce temps constitué aussi de la lente déposition des algues et des serpules, ce temps, parfois de la totale disparition. La sculpture se met alors à durer et l’objet immergé n’est plus que le point central d’une expérience dont la durée devient elle-même matériau, le temps de l’enregistrement vidéo restitué ensuite au public dans le caisson, élément final qui s’affirme également comme espace.
Quand il a considéré que ses œuvres contenaient suffisamment de mémoire bretonne, qu’elles étaient chargées d’un peu de l’idée qu’il se faisait du genius loci, Marcel Dinahet a commencé à voyager, c’est-à-dire à plonger ailleurs ses sculptures, pour cela extraites de la mer, ces fragments de paysage d’extrême occident. Le récit s’est ainsi poursuivi dans les eaux sombres du Baggersee, ce lac allemand des environs de Münster, puis sur la côte méditerranéenne, entre Sète et le Cap Cerbère. Ce fut à chaque fois l’occasion d’une saisie du paysage sous-marin, le corps soumis à de nouveaux espaces, à de nouvelles résistances, à des lumières spécifiques, le tout en constituant ce qu’il appelle des “matières d’eau”. Mais il y a plus encore, une sorte de continuum sculpté : pas un instant de l’existence de l’artiste qui ne soit partie intégrante de l’œuvre. Le voyage d’un lieu à l’autre, par la présence dans le véhicule d’un fragment de sculpture, imprime une trace permanente, la trajectoire ralentie d’une étoile filante. C’est ainsi qu’il est arrivé à Vassivière avec un galet entouré de corde nouée, poignée de bagage. L’histoire de ce galet vaut d’être contée. Il ne s’agit pas du tout, en effet, du produit naturel des hasards de la marée et du ressac mais bien d’un objet quasi-industriel, grès brut placé là par une entreprise locale qui a eu l’ idée de confier le travail à la mer. Au delà de l’anecdote, on se trouve à nouveau en présence d’un objet intermédiaire, à la frontière des activités humaines et des rythmes cosmiques, métaphore des limites, image légère mais ô combien fiable de cette activité errante qui s’intéresse avant tout aux lignes de partage. le lac de Vassivière fut pour le galet la dernière étape d’un voyage estival qui s’est achevé sur la plage originelle.
Que de pièges Dinahet dut déjouer en plongeant dans cette eau où tant d’histoires, de vies et de traces réclament qu’on s’intéresse à elles ! Que de récits tout prêts à l’usage ! Mais il se trouve, et Dinahet ne cesse de le démontrer avec force, que l’eau, et celle des littoraux plus encore, recèle une identité propre, irréductible aux archéologies, un milieu délimité par le rivage (la terre) et par la surface (l’air) qui, au-delà même des références humaines, offre la preuve de l’unicité des sites. Dans ce contexte, le galet, infime mémoire d’ailleurs, sert de révélateur, comme seul l’étranger peut le faire, à cette manière endormie dans sa propre évidence, axe autour duquel le sculpteur trace son mouvement et inscrit sa présence : une mesure.
Ce que le public perçoit, installé devant le moniteur vidéo, dans ces caissons de tôle galvanisée, devant ces photographies fixées sur des supports métalliques dont on dirait qu’ils sont la mise à plat du caisson, c’est une vision très médiatisée de l’expérience subaquatique du sculpteur. Point ici d“‘effet-géode”. Le tramage ostentatoire des images, obtenu en filmant l’écran, suffirait à lui seul à empêcher tout mimétisme. Par ailleurs, le son, si présent dans l’exposition, si enveloppant, n’est pas un bruit d’ambiance mais bien celui de la respiration de l’artiste, élément essentiel du travail en ceci qu’elle détermine la descente ou la remontée du plongeur. Rien donc qui ne relève rigoureusement de la pratique d’un sculpteur promenant son geste de lacs en océans, reliant des espaces littoraux dans l’idée superbe et simple que la sculpture, ce n’est jamais qu’un corps confronté au monde.
Jean-Marc Huitorel, 1994
Texte paru dans le catalogue Ile, terre, eau, ciel, Centre d’art contemporain de Vassivière en Limousin