Marcel
Dinahet

MÀJ . 19.09.2024

Maraudeur

Jean-Marc Huitorel, Rennes, mars-avril 2019.

Il fallut vingt années pour constituer un premier bilan critique du travail de Marcel Dinahet, d’un bout adossé à l’émergence de l’artiste sur la scène de l’art autour de 1990, conclue à l’autre extrémité par un ensemble d’expositions et de l’ouvrage qui en rendait compte, au tout début des années 2010. La période dont il va être question ici est celle qui, de 2011, mène l’artiste en ce début d’année 2019 qui voit la préparation d’une exposition d’envergure organisée par Catherine Elkar dans l’ensemble des espaces du Frac Bretagne. Ces huit années, au rebours de toute périodisation factice et forcément biaisée, sont tout simplement celles qui suivent et qui nous mènent à aujourd’hui. Il va désormais s’agir, une fois circonscrit ce corpus diachronique, de cerner ce qui, au cours d’une petite décennie, se poursuit, ce qui s’interrompt et, par-dessus tout, ce qui s’affirme dans une œuvre désormais solidement constituée, dans la geste d’un artiste au sommet de son art.
La scène inaugurale : Dinahet plonge au fond de la mer et y dépose des sculptures qu’il filme à des fins de vidéos, tantôt diffusées sur moniteurs, tantôt projetées. Il constitue par ailleurs un ensemble hétérogène de portraits et de paysages qu’il réalise à l’occasion de ses multiples pérégrinations. La vidéo -et parfois, mais avec réticence, les photos qu’il en tire- est son principal sinon exclusif moyen de saisie du réel. Son médium ? Sans doute, quand bien même la sculpture et le dessin, par des voies décrites ailleurs, veillent en arrière-plan à distinguer la manière de cet artiste des attendus de la vidéo contemporaine. Pas un portrait, pas un paysage de Marcel Dinahet, qui n’aient à voir, de près ou de loin, avec l’élément aquatique, la mer, les lacs, les rivières ; les sources. La plupart des images produites par lui surgissent aux croisements de deux forces, du choc que parfois elles provoquent : la rencontre de l’eau et de la terre, de l’eau et de l’air ; plus tard, on le verra, de l’eau et du feu. Voilà pour les éléments, mais l’interface peut également prendre la forme des frontières et, plus généralement, des limites : naturelles, politiques, culturelles. Tout cela a déjà été dit, décrit, analysé, il n’est pas nécessaire de s’y attarder encore. En revanche, ces dernières années ont été marquées par un certain nombre de traits, tantôt qui prolongeaient, approfondissaient son exploration du visible, tantôt qui inauguraient de nouveaux points de vue, des expériences inédites, tous destinés à poser les contours de ce qu’il faut bien appeler un autoportrait, fût-il clandestin autant que paradoxal. Un autoportrait à l’épreuve du monde, un paysage.

1° Du point de vue de la mer.
Le geste fondateur qui, au-delà de la plongée, se trouve à l’origine de tous les travaux de Marcel Dinahet, c’est celui qu’impulse le corps tout entier et qui inclut aussi bien la marche que la course, quelques mouvements de bras, de tête, tout ce qui sert d’assise au regard et à la présence ; dans l’abandon ou dans la résistance. C’est au cœur d’un processus d’immersion performatif, entendu bien au-delà de ce qui se référait jadis à la plongée, que s’inscrit sa captation de l’environnement, à l’opposé de la position frontale des peintres du paysage classique. Et cela prend forme dans les lieux familiers, arpentés jusqu’à épuisement (comme Georges Perec épuisait les lieux parisiens), visités, revisités : les falaises du Cap Fréhel, Saint-Malo et Dinard, les bords de la Rance, les étendues planes de Cherrueix dans la baie du Mont-Saint-Michel. Et cela s’inscrit aux quatre coins du monde où plus que jamais depuis 2010 il voyage : à Beyrouth, à Exeter, à Dakar, plus tard au Brésil. Et cela peut aussi avoir lieu dans des sites où déplacements et résidences le conduisent, comme en cette année 2011 aux abords des caps du nord de la France, Gris Nez et Blanc Nez. C’est là que pour la première fois, dit-il, il s’est mis dos à la mer, le corps et le regard tournés vers la terre. Toutefois cette frontalité s’avère d’une toute autre nature que celle, déjà signalée, des peintres dans la mesure où cette mer qu’il a dans le dos va nourrir la vision qui s’offre à lui et que capte sa caméra. C’est une étendue d’eau qui monte vers la plage et qui, progressivement, par le simple phénomène de la marée, la recouvre. Et la plage, qui, ici, constitue l’image vidéographique, devient le cadre qui peu à peu se remplit d’eau à mesure que la mer monte, et c’est bien ainsi l’écran que l’eau envahit et remplit inexorablement. On songe au all over qui fonda la pratique des peintres américains des années 1950, à la densité sidérante des tableaux de Rothko, remplis jusqu’au vertige. Peu après, il filme l’ile de Sein selon le même procédé, dos à la mer, à partir de la digue qui enclot le port. La caméra est fixée sur un pied et c’est la mer qui donne le mouvement, cette mer qui monte et qui, progressivement, dans une sorte d’illusion d’optique, efface l’ile. Illusion ? Anticipation serait plus juste quand on sait que dans la perspective instaurée par le réchauffement climatique et la montée consécutive du niveau de la mer, c’est l’ile de Sein qui, de la Bretagne, disparaitra la première.
Dos à la mer, Marcel Dinahet n’a eu de cesse de rechercher ce qui, sur terre, servait d’observatoire, de point de vue sur l’océan. Et ce sont, à Sète (2012), ces petites maisons alignées sur la côte, à Dinard, les somptueuses villas début de siècle : ce que l’on voit, ce qui nous regarde.

2° Ulysse.
Le vendredi 22 mars 2013, Marcel Dinahet se trouve à Patras, dans l’attente les vents favorables qui le conduiront à Ithaque. Sur la vidéo Retour à Ithaque, on voit bien ce rocher dont la légende homérienne dit qu’il s’agit du bateau que par ce moyen Ulysse, accostant au pays, voulut camoufler. Ulysse le rusé. N’était le prétexte d’une exposition1 , il se pourrait bien que ce voyage, que cette vidéo, constituent un condensé de la recherche à laquelle s’adonne l’artiste : arpenter les mers et des rivages, se perdre dans l’observation de cette terre qui regarde la mer, l’approcher de face (et, à la différence d’Ulysse, sans ruse), ne rien tenter à son encontre sinon la filmer. Filmer les interfaces de l’arrivée. Avancer dans le paysage hors les habitants. Ni cyclopes, ni sirènes, ni Calypso, ni Circée, mais Troie également dans le dos, le souvenir d’Ilion et des prouesses. Du devant, rien à espérer sinon la patiente interrogation du temps de l’accostage, là où le paysage achève de se transformer en expérience existentielle, l’aller-retour du regard. Personne à Ithaque, paradoxalement. Car auparavant, de ses nombreux accostages, et autant que les paysages, Marcel Dinahet a rencontré des visages ; à Vladivostok, à Ouessant, à Taipei, à Kaliningrad. Des visages et des corps dans leur proximité aquatique, parce que, dit l’artiste, « quand je les ai faits, j’étais persuadé d’une chose, et je le suis toujours, c’est que les gens qui vivent sur les littoraux, ont un peu le même état d’esprit dans le monde entier. Leur mode de vie, leur mode d’approche à la mer, à leur déplacement dans un si vaste espace, sont proches. Ce sont des gens qui voyagent. En fait pour moi il y a le peuple de la mer. C’est une humanité. Que j’aille au Japon ou ici au bord de l’eau, je me sens très bien avec les gens qui sont là et pour moi c’est contraire à ce que pensent la plupart des gens qui cherchent la différence. Je pense que pour les montagnards c’est un peu la même chose. C’est ce lien qui m’intéressait et c’est pour ça que je faisais des portraits. Et à mon avis, ça se voyait sur leur visage qu’ils appartenaient à la même engeance. C’est difficile à faire comprendre. ».2 Ainsi, au fil de ces dernières années, les visages se sont-ils transformés en rochers et en bateaux. Les rochers du littoral, les bateaux pour y accéder ou pour s’en échapper, selon que l’on voyage ou que l’on conquière.
Cette même année 2013, Dinahet se trouve à Saida, dans le sud du Liban, où il filme le King, personnage local, haut en couleur, à qui il raconte l’histoire d’Ulysse que ce descendant des Phéniciens restitue à sa manière, en arabe, face à la mer. C’est l’une des dernières apparitions franches d’un humain sur le mode du portrait, si l’on excepte cet autoportrait de 2016, aussi inattendu que frappant dont on parlera plus tard, nouvel Ulysse surgissant du royaume des mers. Le King peut se voir comme un pendant à Retour à Ithaque, la faconde de l’Aède qui transforme en mythe le silence des pentes arides d’une ile ouverte à tous les vents de l’histoire.
Ainsi 2013 fut-elle cette année hantée par la figure d’Ulysse qui, sans qu’on s’en rendît vraiment compte, ouvrait un immense espace à l’imaginaire dinahétien, un monde saturé de bateaux, de toutes sortes de bateaux.

3° Les navires de la conquête et de la guerre.
Depuis ses premières plongées où il immergeait ce qu’il faut bien appeler des sculptures, non pas de taille mais de modelage3 , Marcel Dinahet n’avait pas produit d’artefacts. Toute sa démarche, en effet, consistait à saisir un certain nombre de phénomènes, le contexte géographique et paysager dans lequel ils advenaient, cela au moyen de la camera, sous la forme de films. Fin août 2014, après le décès de Marie, son épouse, Marcel Dinahet s’envole pour le Brésil4 . De ce séjour sur les traces des constructions d’Oscar Niemeyer qu’il avait déjà observées au Liban l’année précédente5 , nous reviendrons bientôt. Dès son retour il reprend une pratique d’atelier qui consiste à fabriquer des bateaux, d’abord en fer puis en bois, des modèles réduits qui ne sont pourtant pas des miniatures ; des coques assez réalistes, entre 50 centimètres et un mètre hors tout. Si ce goût des bateaux ne saurait surprendre, le passage à l’acte, la décision d’en construire lui sont sans doute venus d’une première visite, en 2013, au cimetière des bateaux de guerre qui se trouve au fond de la rade de Brest, à l’embouchure de l’Aulne, au voisinage de l’abbaye bénédictine de Landévennec. Ces monstres gris de l’ancienne flotte du Ponant attendent au cœur d’un somptueux paysage d’être remorqués ailleurs6 afin d’y être dépollués puis découpés. La vidéo qu’il en tire, Landévennec 17 , est à considérer à la fois, nous semble-t-il, non seulement comme l’un des films les plus aboutis et les plus beaux de l’artiste, mais aussi comme le point de départ d’une attention toute particulière portée au bateau, non seulement comme objet, mais aussi comme vecteur historique, politique, comme entité symbolique. Il s’agit, filmés d’un Zodiac, de lents travellings le long des coques rouillées, écaillées, parfois marquées d’indications chiffrées, avec en bruit de fond le son du moteur de Zodiac comme la rafale, mais ralentie, assourdie, d’une arme automatique. Si nous n’avons jamais été frappé par la dimension picturale du travail de Dinahet, force est de constater ici la puissance d’une peinture processuelle et performative, informelle et matiériste tout autant, le Zodiac faisant office de pinceau. Mais c’est pourtant bien de peinture d’histoire qu’il est ici question, d’une peinture certes métonymique, mais porteuse d’une double menace, celle de la violence et celle de la ruine. L’année suivante, en 2014, et sur les mêmes principes cinématographiques, il filme les pontons d’Arromanches, ces infrastructure portuaires titanesques que les Alliés remorquèrent sur zone pour y préparer le débarquement du 6 juin 1944. D’un côté, Landévennec, la sculpture, de l’autre, Arromanches, l’architecture, l’une comme l’autre soumises au traitement pictural : un état du monde, une archéologie de sa décrépitude. Longtemps, Marcel Dinahet n’a considéré la mer que du point de vue de sa splendeur intrinsèque et de ses frottements, tout aussi splendides, avec ses limites, celles de la terre, celles de l’air. Et voici que l’Histoire s’y rue avec la brusquerie qu’on lui connaît. Les signes annonciateurs de ce surgissement sont à chercher dans les œuvres plus anciennes qu’il réalisa à Famagousta (Chypre) ou à Kaliningrad et à Kronstadt8 , comme autant de paysages soumis aux soubresauts de l’histoire.

Pendant son premier séjour en Amérique Latine, une expression lancinante hante l’esprit endeuillé de l’artiste : « brûler ses vaisseaux », cet acte que l’on prête, sans doute à tort, à Cortes qui aurait fait échouer ses navires afin de s’assurer qu’aucun de ses hommes ne reculerait devant sa volonté de conquérir le Mexique9 . En septembre-octobre de cette même année 2014, près du Cap Fréhel, il met à l’eau un petit bateau à la coque métallique et à l’intérieur en bois auquel il met le feu. Il filme dans une durée qui correspond à la tombée du jour ce navire en flammes dont l’échelle trompeuse comme le rapport au paysage maritime peuvent laisser croire qu’il s’agit du véritable incendie d’un bateau réel. Il réitèrera l’opération ailleurs, dans la baie de La Fresnaye, puis sur la Rance, cette fois avec des bateaux en bois dont la combustion ne prendra fin que quand la braise atteindra l’eau, dans cette interface inédite. Tantôt la scène est filmée à l’horizontale, au fil de l’eau, tantôt, celles réalisées sur la Rance à La Ville-ès-Nonnais en particulier, elle est captée en plongée (dans le sens photo-cinématographique du terme). En variant ainsi les procédures du récit, l’artiste décline les positions et les points de vue possibles, l’attitude autant que l’affect d’un être confronté à une expérience visuelle forte, signe plastique d’une émotion existentielle. Quand bien même il n’y voit pas un acte de pleine conscience, nous percevons, quant à nous, dans cet ensemble de vidéos à forte teneur dramatique qu’il intitule Sur la mer (Brûler ses vaisseaux) 10 que Marcel Dinahet réalise en ce début d’automne 2014, une sorte de rituel funéraire, un memento mori que seul son art pouvait produire.
En 2015, Dinahet se trouve en résidence en Colombie. À cette occasion, il se rend à Guatavita, ce lac qui occupe un cratère de volcan à 3000 mètres d’altitude dans les Andes colombiennes. C’est là que, dit-on, la légende de l’Eldorado trouve l’une de ses origines. Sanctuaire des Chibcha, peuple précolombien, il était le théâtre de rites anciens où le Cacique, recouvert d’or, s’immergeait, abandonnait sa seconde peau à l’eau sacrée pendant que les participants y jetaient également or et objets précieux. Difficile de ne pas penser ici aux potlachs décrits par Marcel Mauss11 et qui inspira à Georges Bataille sa théorie de la dépense somptuaire. Plus difficile encore de ne pas évoquer Yves Klein et ses Zones de sensibilité picturales immatérielles. Le protocole, établi dès 1959, consiste à échanger une œuvre immatérielle, accompagnée d’un reçu, contre un certain poids en or (qui double à chaque transaction). La cession n’est effective que si l’acquéreur brûle le reçu et que l’artiste jette dans l’eau la moitié de l’or. Si Klein, déjà, brûlait ses vaisseaux, en tout cas la moitié, Marcel Dinahet va produire une version cheap de cette atmosphère rituelle. S’inspirant de la barque Chipcha qu’il découvre au Museo del Oro de Bogota, il construit un radeau rudimentaire qu’il laisse aller se perdre au fil de l’eau. Par cette action, il clôt le cycle du deuil et de la vanité.

En ce milieu des années 2010 et par l’intermédiaire du collectif Suspended Spaces, Marcel Dinahet fréquente La Colonie, l’espace alternatif fondé par Kader Attia près de la gare du Nord à Paris. On y échange tous azimuts et entre autre sur la question du colonialisme. S’il n’a jamais fait du politique une dimension première de son travail, Dinahet voit évidemment dans la marine et ses navires l’un des principaux vecteurs de la colonisation et de son actualité dans la maitrise des routes maritimes comme l’a si magistralement montré Allan Sekula. C’est dans ce contexte de réflexion et dans le prolongement de la réalisation des bateaux de la série Sur la mer (Brûler ses vaisseaux) que Marcel Dinahet produit un ensemble de modèles réduits de croiseurs et d’avions de guerre qu’il place au fond de l’eau afin de les filmer12 . Pour sommaire que soit l’imitation, l’effet de réel marche à plein puisque aussi bien on ne voit que ce que l’on veut voir. Près de trente ans après ses premiers objets immergés, l’artiste, apparemment, revient à ses premières amours. Apparemment car en fait tout distingue ces engins de guerre de ses sculptures en sable stabilisé et en ciment maculés de coquillages. Ces objets-là ne ressemblaient à rien de connu quand ceux-ci jouent sur l’illusion mimétique. Les premiers étaient partie prenante de l’affirmation d’une nouvelle forme de sculpture processuelle quand les seconds relèvent du registre de l’image, fût-elle associée au même élément aquatique, une image qui, plus que du monde des éléments, témoigne de la réalité historique. Enfin, la caméra seule dans ce dernier cas s’immerge vers un sol de basse profondeur, l’artiste ayant, quant à lui, renoncé depuis belle lurette à la plongée véritable.
C’est à la même époque que, parallèlement à ces bateaux immergés, qui en sont peut-être une conséquence immédiate, Marcel Dinahet reprend une pratique qu’il avait remisée depuis la fin des années 1980, celle du dessin. Ainsi remplit-il des cahiers Canson de représentations de croiseurs, de bateaux de guerre aux prises avec une mer le plus souvent déchainée, des dessins aux hachures rageuses, comme hallucinés par une menace qui plane, un cauchemar.

4° Tourner en rond.
Dès le début des années 2000, dans l’estuaire de la Loire13 et dans la baie du Mont Saint-Michel14 (Sur la baie, 2001), Marcel Dinahet avait filmé en marchant et en courant, la caméra laissée libre en bout du bras ballant ou regardant le ciel. Dans Paysage frotté (2001), il filme en tournant sur lui-même jusqu’à perdre l’équilibre. Toutefois, comme nous l’avons signalé plus haut, c’est lors de deux voyages, l’un à Tripoli (Liban), l’autre à Nitéroi (Rio de Janeiro)15 , tous deux dans l’objectif d’interroger des architectures d’Oscar Niemeyer, une vaste salle de spectacle inachevée et un musée d’art moderne, que Dinahet commence véritablement à tourner en rond, au sens littéral du terme. Sur chacun des toits en effet, et celui du musée de Nitéroi est impressionnant de hauteur et de force panoramique, l’artiste est filmé16 marchant ou courant en cercle. Plus tard, en 2017, il fait l’acquisition d’un appareil-photo/camera de haute qualité, à la prise de vue très rapide, à la prise de son excellente. Muni de ce matériel haut de gamme, il procède à une série de tests.
« Ça m’a fait imaginer des espaces dans lesquels je pourrais confronter ce rapport image/son au corps du spectateur de l’exposition. Dans ce rapport là, être confronté à une matérialité très forte. Ce qu’on ne soupçonne pas dans le numérique en fait. Image/son, ça provoque quelque chose, c’est un espace en soi. C’est la performance de la captation. Tu ne peux pas faire ça avec un téléphone. Avec de tels outils, plus ça va, plus l’espace dans lequel tu peux t’investir est large. Soit avec des choses très cheap, soit très sophistiquées ».
C’est en 2018, lors d’un séjour à Ouessant en compagnie de l’artiste Ismaïl Bari, qu’il expérimente systématiquement ce qu’il appelle ses « tourner en rond ». Les essais lui paraissent plus concluants. C’est le début d’un cycle qui se prolonge aujourd’hui, où se mêlent dessin et vidéo. Avant d’évoquer cet ensemble important, revenons à la source. L’humour n’est pas la moindre des qualités de Marcel Dinahet, et s’il avoue assumer parfaitement le fait de tourner en rond, il n’en revendique pas moins la nécessité du retour aux sources. En 2009, il avait filmé les sources de Bon-Repos en Bretagne, puis, en 2010, celles de Maubuisson dans le Val d’Oise. En 2018, il trouve la source de la Mayenne, qu’il filme également17 . La même année, en Amazonie18 , il filme un sourcier brésilien qui l’invite à tester sa baguette. Ce talent de sourcier, il le tient de son père. Il y tient. C’est une fois encore pour lui une manière de saisir « ce qui est tout près et qui ne se voit pas », l’un des fondements de son travail.
De son propre aveu, « tourner en rond » lui permet d’accéder dans ses vidéos à quelque chose de plus pictural. Si le constat est pertinent concernant l’effet produit, l’ensemble des images ainsi captées relève cependant bien de la photographie et de la vidéo ; peut-être plus encore de la photographie dans le sens littéral d »écriture de lumière ». Cette modalité de la course en rond et de la prise de vue, pour marquante qu’elle soit, ne représente qu’une part de ces saisies qui engagent le corps tout entier. Tout aussi souvent, en effet, il court en ligne droite. Difficile de décrire les images qu’il en tire. Malgré leur apparence abstraite qui évoque le cinéma expérimental des années 1930, celui de Hans Richter par exemple, il s’agit bien exclusivement de capture directe, sans autre intervention que celles du corps et de son prolongement mécanique, la caméra. On y voit ce que l’œil, habituellement, ne voit pas, comme au début du 20ème siècle, ce que montrait la chronophotographie de Marey et Muybridge. Des effets spéciaux qui n’en sont pas, de vrais reflets de lumière, les jeux du soleil, au contact d’une matière de sol ou d’eau qui les transforme à une vitesse que seule la technologie peut capter et rendre visibles. Une réalité visuelle inédite autant qu’inouïe. Dans Soleil (2018), il filme une flaque d’eau dont la partie sonore n’est autre que le bruit du vent19 . De la réalité brute, sans la moindre sophistication, juste ce qui est tout près et qu’on ne voit pas. Et toujours ce goût des sources, ici la source des apparences, celle d’où coule l’inépuisable fantasmagorie du monde ainsi pris à bras le corps.

Désormais, quand il ne court pas sur les plages, Marcel Dinahet dessine. C’est l’autre versant d’une même approche des phénomènes, une autre instance de représentation. On l’a dit, le dessin apparaît brusquement puis disparaît pour longtemps au cours de ces trente dernières années. Ceux qu’il réalise en 1988-89, remplissent des pages de ces formes qui tantôt proviennent des petites sculptures qui leur sont contemporaines, tantôt leur servent d’esquisses. Ce sont bien des dessins de sculpteur, rapidement remplacés par la plongée. Ceux qui, vers 2014-2015, représentent des bateaux de guerre sont le fait d’un homme lui-même en guerre, contre les épreuves de la vie, contre les mauvais penchants du monde. Ils inspirèrent aussi les sculptures de bateaux et d’avions qu’il allait immerger. Ceux à qui nous avons affaire aujourd’hui sont indissociables des dernières vidéos, tant dans leur dimension performative que, conséquemment, par l’engagement complet du corps qu’ils supposent. Ils se répartissent en trois catégories définies par leur format. Les plus petits font moins de dix centimètres, les moyens, cinquante par cinquante et les plus grands vont de un mètre à trois mètres et plus. Ce qui les relie, outre une certaine parenté visuelle, des taches de gouache noire sur papier blanc, c’est leur extrême rapidité d’exécution. Une impulsion, une course vive de la main, sans recul et sans repentir. Les plus petits gardent la mémoire de la main, jusqu’à la trace des doigts, l’extrémité d’un corps à l’ouvrage. Ce sont toutefois les plus grands formats qui disent le mieux le processus et les enjeux d’une telle entreprise. La feuille ici est au sol. C’EST le sol. L’artiste l’investit en s’y déplaçant de façon circulaire (tourner en rond). Il y pose de grosses taches de gouache noire que ses pieds nus piétinent dans la foulée, faisant ainsi y alterner les traces de la main et les marques des pieds, les premières comme motifs de peintre, les secondes comme simples empreintes, à l’image de celles que les bêtes laissent sur la terre. Tout cela ne prend pas trois minutes ! Et qu’ils soient présentés horizontalement ou bien accrochés au mur, tout y bruisse de la prééminence du corps, de son inscription dans l’espace, de son appartenance au monde de l’expérience. Ainsi, quelle que soit leur dimension, ces dessins constituent autant d’actions dans l’espace, d’actions comme le précise Dinahet, « dans un temps donné ». De nature largement performative, ils témoignent à la fois d’un espace et d’une durée, d’un autre genre de plongée.

5° Trois pièces faciles.
Au terme de cette évocation, forcément lacunaire, d’une décennie dans l’œuvre de Marcel Dinahet, nous voudrions conclure par trois œuvres d’origine vidéographique mais dont l’une s’est diffusée sous la forme d’une photographie.
Sur la première, Cherrueix-16-1-19 (1), du nom de l’endroit et de la date où elle a été tournée, c’est la nuit. La caméra est posée sur un lit de coquillages et fait face au faisceau violent d’une torche qui clignote. Le son, on dirait une pièce de musique contemporaine, de type électro-acoustique, tout droit sortie d’un ordinateur. Il s’agit pourtant d’un son «  live », produit par le bruit du vent à qui les coquillages servent de caisse de résonnance. En 2015, Marcel Dinahet a réalisé un vieux rêve. Il s’est (enfin) acheté un bateau, un dériveur qu’on appelle aussi « maraudeur ». C’est le plus petit voilier français habitable. Du maraudeur, le dictionnaire dit que c’est un voleur, voire un pillard. Et sans doute faut-il en passer par là pour arracher au monde quelque chose de sa substance, de celle qu’on n’avait pas encore vue. Et est-ce vraiment voler que de prendre ce qui appartient à tout le monde ?
La deuxième, un plan fixe, montre un plongeur masqué dont la tête (plus que le visage), alternativement, apparaît et disparaît à la surface de l’eau. Elle s’appelle Face et fut réalisée en 2016. Il s’agit de l’artiste, on l’aura bien vite reconnu. Est-ce à dire qu’il s’agit d’un autoportrait ? Au vu de son abondante circulation sous la forme d’une capture photographique, des attributs de son activité favorite, de ce paysage d’Ouessant20 qu’il aime par-dessus tout, on pourrait le croire. Admettons. Cependant, il nous paraît plus juste de suggérer que cette pièce, si particulière dans l’œuvre de Marcel Dinahet, ne constitue que la moitié d’un diptyque qui, lui, pourrait être considéré comme son véritable autoportrait.
La troisième serait alors la seconde partie du diptyque que nous venons d’évoquer. Elle s’intitule Le Nuage et elle date également de 2016. C’est un plan fixe sur un fragile nuage blanc se dissolvant doucement dans le bleu du ciel. Il n’y a rien à ajouter.

  1. Ulysses, l’autre mer est une exposition conçue en 2013 dans le cadre des 30 ans des Fracs par Catherine Elkar, Marcel Dinahet et Jean-Marc Huitorel sur l’ensemble de la Bretagne, avec, entre autre, des stations sur les iles de Houat, de Sein, d’Ouessant et de Batz.
  2. Tous les propos de l’artiste sont issus d’un entretien avec l’auteur, réalisé à Rennes le 11 février 2019.
  3. Voir la monographie Marcel Dinahet publiée en 2010 aux éditions Lienart.
  4. Ce voyage s’inscrit dans le cadre d’un séjour organisé par le collectif Suspende Spaces.
  5. Également avec Suspended Spaces.
  6. Ainsi le Colbert, le plus gros des navires que filme l’artiste, un ancien croiseur, se trouve de nouveau à Brest, son ancien port, avant d’être convoyé à Bordeaux où il sera « déconstruit » comme on dit aujourd’hui.
  7. Un autre film, Landévennec 2, sera réalisé l’année suivante.
  8. À Famagousta (2000), il filme les zones tampons entre les entités turques et grecques de l’ile. À Kronstadt (2004), la flotte russe et à Kaliningrad (2006), les navires de guerre sur la mer gelée.
  9. En revanche, on rapporte le cas de Agathocle de Syracuse qui, au 4ème siècle avant Jésus-Christ, dans une guerre qui l’opposait aux Carthaginois, aurait bien, lui, brûlé ses vaisseaux.
  10. Ces pièces seront exposées en 2015 à la galerie Domobaal à Londres ainsi qu’à l’Alliance française à Bogota (Colombie). Collection du Frac-Bretagne, Rennes.
  11. Marcel Mauss. Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques. 1923-1924. In Sociologie et anthropologie. PUF. Coll. Quadrige, 1950.
  12. Le premier des bateaux qu’il immerge, du moins ce qu’il en reste, est en fait l’un de ceux qu’il avait auparavant brûlés.
  13. La Loire, 2002.
  14. Sur la baie, 2001.
  15. Plus tard, Dinahet réunira les deux prises vidéo en un seul film sous le titre Sur les toits.
  16. C’est Ian Kopp, un autre artiste de Suspende Spaces, qui tient la caméra.
  17. Dans le cadre d’une commande de Bertrand Godot pour le centre d’art de La Chapelle du Genéteil à Château-Gontier où la vidéo sera exposée en 2018 au sein de l’exposition Gontierama.
  18. La destination de ce voyage en Amazonie, toujours avec Suspended Spaces, est Fordlandia, un site jadis investi par la firme automobile Ford qui, comptant sur la production locale de caoutchouc, y implanta une usine de montage, aujourd’hui abandonnée.
  19. La plupart des vidéos de cet ensemble sont sonores et toujours en son « live ». On notera toutefois qu’il est arrivé à Marcel Dinahet de projeter certaines de ces vidéo « tourner en rond » accompagné par le pianiste et compositeur Melaine Dalibert.
  20. C’est, dans le cadre d’un partenariat avec La Criée, Centre d’art contemporain de la Ville de Rennes, à l’occasion d’une expédition aux abords d’Ouessant en compagnie de Nicolas Floc’h et de quelques étudiants que Marcel Dinahet se fait filmer. Le bateau sur lequel ils naviguent a servi de « navire-école (d’art) », un projet conçu par Nicolas Floc’h et quelques enseignants de l’École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne sous l’appellation de B.O.A.T, projet magnifique qui n’a malheureusement pas été prolongé par l’école.