Samir
Mougas

03.09.2024

Trout Farm

Vues de l'exposition personnelle Trout Farm, 40mcube, Rennes, 2009
Production 40mcube, courtesy Galerie ACDC

Vues de l'exposition Strategy & Tactics, 40mcube, Rennes, 2009
Strategy and Tactics, 2009

Production 40mcube, courtesy Galerie ACDC

Un chaînon manquant, 2009
Peinture polyuréthane, époxy, fibre de verre, aluminium, styrodur, polystyrène
Dimensions: 470 x 250 x 120 cm

Le Chaînon manquant, 2009

La rencontre entre deux éléments en apparence sans rapport n’a pas obligatoirement de lien de parenté avec le fameux passage des Chants de Maldoror de Lautréamont, où celui-ci imagine la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie. Pour le poète, une telle rencontre est belle, parce que improbable et illogique, parce que c’est une collision impensable. Avec Le Chaînon manquant, Samir Mougas réalise, lui, la rencontre fortuite d’une reproduction de limule et d’un aileron de tuning. Une rencontre probablement fortuite, mais non dénuée de logique.
La (ou le, selon les dictionnaires) limule est un animal marin qui a comme particularité d’être considérée par les spécialistes comme une authentique forme panchronique, c’est-à-dire que sa morphologie présente un taux de modification extrêmement faible. Cette espèce n’a pour ainsi dire pas changé d’apparence depuis plus de cinq cents millions d’années, une caractéristique qui a conduit certains scientifiques à remettre en cause les théories de l’évolution de Darwin. L’aileron dont sa reproduction se voit affublée est un élément générique dans le vocabulaire formel du tuning, cette pratique qui consiste à améliorer les caractéristiques esthétiques ou techniques d’une voiture. Ce que fait donc advenir Samir Mougas, c’est la rencontre de deux paradoxes formels. À l’apparente éternité animale répond une pratique qui consiste à personnaliser un véhicule pourtant conçu de façon sérielle, une pratique qui pense l’apparence selon des canons de personnalisation. De cette confrontation, entre l’extrême individualisation et l’attachement à une forme immuable depuis la nuit des temps, résulte le croisement fortuit de deux façons d’envisager le temps. La (ou le) limule apparaît en effet comme coupée de toute histoire et même coupée de toute nécessité à devoir se définir puisque son genre même, en terme grammatical, reste incertain. À l’inverse le tuning, qui répond continuellement aux chants de la nouveauté par d’inlassables modifications, évolue selon les canons en vigueur. Si le chaînon que Samir Mougas nous propose est bien manquant, il n’en est pas moins pensable. Mais pour cela encore faut-il accepter de suivre la logique teintée de fantasmes qui guide l’artiste dans un univers où les barrières entre les genres n’existent pas. Car contrairement au goût pour l’étrange que nécessite l’acceptation de la rencontre entre une machine à écrire et un parapluie, pour accepter d’établir un lien entre un (ou une) limule et un aileron, probablement faut-il avoir intégré une forme de crédulité qui autorise à manipuler le jeu et le bricolage comme une forme de relation au monde.

François Aubart, Samir Mougas, Trout Farm, à 40mcube, Rennes, texte paru dans la revue 02 n°50 rubrique 1PS, été 2009.

Strategy and Tactics, 2009
aluminium, laque, matériaux de récupération (panneaux mélaminés...), colles, taille variable

Sans titre (la vis sans fin), 2009
Peinture acrylique
Dimensions : 900 x 280 cm

Samir Mougas © Adagp, Paris

Les œuvres de Samir Mougas prennent des formes variées qui communiquent entre elles comme des étapes de travail : dessins préparatoires, photographies récupérées, peintures murales, sculptures, installations qui intègrent tous ces supports à la fois. Ces différents éléments s’articulent comme autant de parties d’un tout, chacune d’entre elles pouvant fonctionner seule ou accompagnée des autres. En jouant de cette fragmentation, Samir Mougas crée une œuvre à la fois partielle et exponentielle. Il propose ainsi une lecture non linéaire de son travail qui permet l’intrusion dans son univers esthétique et référentiel, tout en laissant une grande liberté d’appropriation au spectateur. Aussi ses œuvres prennent des formes étranges qui, entre hybridation et abstraction, semblent issues de représentations scientifiques.
Pour son exposition personnelle à 40mcube, Samir Mougas présente Strategy & Tactics (2008), une sculpture composée d’une forme géométrique incarnant la fabrication industrielle en tant que prototype, modèle ou moule, ainsi que d’une déclinaison de modules prolifiques réalisés à partir de matériaux de récupération divers. Cette oeuvre applique directement le principe explicité par Michel de Certeau 1 , l’appropriation et le détournement, par l’individu, de formes ou de matériaux pourtant prévus pour un usage précis par l’industrie. Cette sculpture devient de fait aisément extensible, interprétable et adaptable à chaque espace et à chaque exposition.

Samir Mougas réalise également une nouvelle sculpture qui prend la forme d’une limule « tunée ». Cette créature entre scorpion et araignée est ici agrandie à l’échelle d’une voiture. Un aileron de tuning y est greffé. L’artiste confronte dans une même sculpture une forme organique - un fossile vivant vieux de 500 millions d’années - et une pratique contemporaine de personnalisation standardisée de la mécanique. En intervenant sur un animal auquel il ajoute des formes mécaniques il inverse le procédé du tuning qui consiste à donner une forme d’animal menaçant à un engin mécanique. Il met ainsi en évidence une filiation directe entre l’animal et la machine de guerre.

Ces deux sculptures sont présentées dans un environnement de peintures murales aux motifs de vis sans fin posées sur des supports entre mobilier et établi. Ces vis sans fin constituent une image parfaite du travail de Samir Mougas qui provoque un croisement de lignées, de variétés, d’espèces et de techniques sans cesse régénéré… dans cette exposition au titre cronenbergien.
Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris : Gallimard, 1990.

Anne Langlois. Texte du communiqué de presse de l’exposition Strategy & Tactics,40mcube, Rennes, 2009.

  1. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris : Gallimard, 1990.