Marcel
Dinahet

UP . 19.09.2024

Faire sculpture en vidéo

Larys Frogier

Rugosité - Suspension - Tournoiement - Saccade - Glissement - Ballottement Fixité - Enveloppement Mouvement - Irritation - Friction - Contraction - Tressautement - Dilatation - Développement - Flux

Quelques mots décousus, paradoxaux, contradictoires, tentent de formuler les premières impressions générées par les projections vidéographiques de Marcel Dinahet. Impressions subjectives certes, mais qui ont leur importance pour indiquer qu’il y a très souvent, au premier coup d’œil, une difficulté liminaire à « apprécier » l’œuvre de Marcel Dinahet. Apprécier au sens du jugement de goût mais aussi dans l’évaluation ou la distanciation discursive et analytique d’une forme.

En effet, les images que crée Marcel Dinahet avec sa caméra vidéo semblent buter, voire pénétrer par empathie des matérialités brutes organiques, minérales, végétales, aquatiques, industrielles – roche, acier, glace, visage, algue, sable, torse, navire… – qui ne racontent rien d’autre que leurs manifestations, mouvements, formations, changements, aussi infimes soient-ils. De fait, les images vidéo se manifestent au spectateur dans une frontalité radicale, presque insolente, du percept des matières. S’effondre alors toute la construction d’un regard attaché aux qualités formelles, séductrices et absorptives d’une installation ou à l’objet d’art en tant que composition narrative.Il y a aussi cette temporalité contrariante des films. Un temps filmique pourtant court – généralement entre trois et dix-huit minutes – mais qui, une fois expérimenté en projection, semble long car étiré par l’immobilisation relative de l’objectif vidéo au sein d’un environnement, ou parce que contracté dans un mouvement répétitif. En effet, il arrive très souvent que la caméra soit maintenue par l’artiste en un point d’espace pour enregistrer un flux permanent d’objets divers (cargo, varech, voiture, givre…) ou alors qu’elle soit secouée par les soubresauts, tournoiements ou ballottements continus d’un corps lui-même porté par la matière.

Le son est un autre élément d’irritabilité perceptive. Il n’est jamais arrangé, sortant brut d’une captation de crissements de glace, de souffles, d’allées et venues incessantes d’automobiles sur un pont, de sonorités sourdes ou métalliques enregistrées sous l’eau. Un silence se manifeste aussi, parfois enveloppant, quelquefois tendu et pesant.De fait, la matérialité puissante et omniprésente confère aux images produites par Marcel Dinahet une rudesse et une âpreté inhabituelles. Ce qui ne veut pas dire que cette matérialité range l’artiste dans une catégorie de l’art brut traversée par l’expressivité d’un pathos subjectif. Disons plutôt que la matérialité frontale à l’œuvre chez Dinahet est au fondement d’une recherche artistique intransigeante et complexe : la collision entre l’acte de sculpture et la fabrique de l’image vidéo.Pour opérer la rencontre entre sculpture et vidéo, Marcel Dinahet fait le choix d’un défi impossible pour un sculpteur : l’eau comme matière à réinventer l’espace de la sculpture. Indéniablement, les origines géographiques et culturelles bretonnes de l’artiste ont façonné ses œuvres traversées par l’océan, le rivage, les paysages marins, les zones portuaires et frontalières. Tout habitant côtier ou îlien, immergé depuis l’enfance dans l’élément marin et quotidiennement nourri par une vision ouverte sur l’océan, élabore une représentation très particulière de l’espace : non pas l’espace comme délimitation ou mise en forme, mais l’espace en tant qu’extension permanente, étendue, forme insaisissable, mouvante, indéterminée.

Cette observation a son importance, moins dans l’anecdote biographique que dans l’indexation d’une donnée fondamentale à la pratique artistique de Marcel Dinahet : avant d’être sujet ou objet des images vidéo, l’eau est intrinsèquement matière de l’informe et, de fait, matière par où toute forme devient possible à fabriquer. L’eau n’a donc rien d’une métaphore de l’espace et elle n’est même pas à considérer de prime abord comme l’élément constitutif d’un paysage filmé. En d’autres termes, en identifiant trop hâtivement l’eau comme étant le « sujet » des œuvres de Marcel Dinahet, nous passons à côté de questions simples mais déterminantes : comment « faire espace », comment « former » à partir d’un ouvert absolu, d’un flux perpétuel, d’une instabilité permanente ? Comment fabriquer un volume, une masse, avec une matière qui échappe à toute forme à moins d’être contenue, retenue, canalisée, cristallisée ? Comment, malgré ces retenues, irrigations, l’instabilité et la mutation de la forme demeurent-elles inévitables et nécessaires ?Pour Marcel Dinahet, faire sculpture en vidéo consiste alors à rompre avec une certaine idée et une certaine pratique de la sculpture. Si Marcel Broodthaers avait marqué son entrée dans le champ des arts visuels en scellant ses précédents recueils de poésie dans une masse informe de plâtre (Pense-Bête, 1964), Marcel Dinahet entreprend en 1986 d’immerger ses sculptures au fond de l’océan et de filmer en vidéo les volumes gisant sur le sable. De fait, l’acte performatif de noyade de la sculpture et de son tournage en vidéo consiste à déplacer la sculpture-volume vers un « espace autre1  », vers une sorte de hors-champ sculptural. La mer devient alors cette hétérotopie, impossible à maîtriser ou à contenir, mais dont justement les échappées, affluences, interstices, flots, fuites, opacités, sédimentations et rétentions sont le lieu même de la sculpture.

Évidemment, il ne s’agissait, ni pour Broodthaers de rompre avec l’acte d’écriture, ni pour Dinahet de mettre un terme à l’acte de sculpture. Il importait, pour l’un de se défaire de certains postulats de la littérature – statut de l’auteur, composition et linéarité narrative – et pour l’autre de passer outre certains codes de la sculpture – modelage d’un volume, installation d’un dispositif dans un espace maîtrisé, création d’une sculpture in situ. Car au centre de ces gestes artistiques, le spectateur ne trouve pas un désir de rupture nihiliste proclamant la fin d’un médium, mais il fait plutôt l’expérience de nouvelles modalités de production de l’image et de ses conditions d’exposition. Dans le « champ élargi » de la sculpture2 , ces ouvertures ont été largement ménagées et investies par les artistes des années 1960 et 1970, entre autres ceux du Land Art. Il importe toutefois de préciser que les artistes du Land Art ont repensé la sculpture selon des procédures de marquage du paysage par excavation (Michael Heizer, Rift, 1968), par déplacement, accumulation ou déversement de sédiments (Robert Smithson, Spiral Jetty, 1970), par activation de phénomènes naturels (Walter de Maria, Lightning Field, 1977), par ponctuation du paysage selon des agencements de matériaux divers (Richard Long, A Circle in Africa, 1978).

Avec Marcel Dinahet, l’œuvre sculpté est tout autre car il relève d’une double procédure :

  • le retrait de tout geste d’inscription, de stratification ou d’installation d’une forme dans le paysage. Les premières vidéos de Dinahet manifestaient encore ces signes de marquage du paysage marin par les sculptures plongées dans l’océan puis, en 1993, par le recours à un galet transporté au fond des eaux. Mais à partir de 1996, l’artiste dépouillera ses vidéos de toute démonstration d’artefact dans un espace donné.

  • la réduction de l’acte à une disponibilité entière de l’artiste aux manifestations du vivant: frottement, entraînement, résistance, sursaut, flottaison, déplacement, rotation, immobilisation… Cette disponibilité le conduit à considérer l’acte performatif qui sera enregistré en vidéo, non pas comme une imposition, une intrusion ou un commandement du geste sur un espace donné (paysage, corps, architecture, etc.) mais plutôt comme un acte de perception maximale des matérialités qui, par leur rencontre et leur confrontation, généreront un mouvement et un devenir performatifs.

Ce serait donc dans ce retrait du geste dans un espace donné, autant pour ne plus ériger un volume que pour ne plus empreindre une forme dans le paysage, que réside la puissance sculpturale de l’œuvre de Marcel Dinahet.
Ce qui est franchement un comble ou une aberration pour un sculpteur…
Mais alors, où réside l’acte de sculpture ?
La réponse est devant nos yeux mais elle nous aveugle : les procédures de création de la sculpture se trouvent entièrement déplacées dans les procédures de formation de l’image vidéo.

En premier lieu, lorsque Marcel Dinahet filme l’eau, il procède toujours par collision et rapport de forces entre un corps-percept, un œil-caméra et une masse lourde, pesante, compacte. Nous sommes très éloignés d’une création pseudo-poétique où l’artiste userait d’artifices sculpturaux pour représenter la translucidité évanescente, vaporeuse ou cristalline de l’eau. Qu’il s’agisse de l’océan, d’un fleuve, d’une rivière ou d’un marécage, l’eau est certes un écoulement, un déversement, un flux mais c’est toujours une densité chargée, encombrée et parasitée d’éléments hétérogènes (sédiment, algue, glace, boue, sable). Avant tout, l’eau est cette matière qui vient cogner, recouvrir, porter le corps- percept et, dans cette friction, fusion ou flottaison, l’œil-caméra fera image d’une forme en formation. En d’autres termes, tout peut arriver lorsque l’image se tient au seuil de la maîtrise et du délitement de la forme.

La seconde qualité sculpturale des vidéos de Marcel Dinahet réside donc dans l’interstice instable, fragile, qui est aussi un grand écart esthétique, entre la maîtrise et le lâcher- prise, entre l’ouvert et la clôture, entre l’extension et la contraction. En effet, la disponibilité entière de l’artiste aux événements du vivant ne signifie absolument pas que l’image aille à vau-l’eau. Si l’artiste laisse l’image se faire au fil de l’eau, c’est à la condition d’une rigueur extrême d’exécution et de consignes qu’il se donne pour faire image, consignes qui sont ensuite très souvent perverties ou contredites par les événements anodins, inattendus, mais essentiels à la formation de l’image.

Une des injonctions récurrentes que s’assigne l’artiste consiste à placer la caméra à l’intersection médiane d’un plan d’eau, entre le dessous et le dessus de l’eau. Dans de
nombreuses vidéos –Flottaisons (2000), Château-Gontier (2001), Les Danseurs immobiles (2006), Strasbourg (2008), Fleuve (2009)… –, la caméra tenue à mi-eau et à mi-air rassemble en une image le dedans et le dehors, le liquide et l’aérien, la consistance et l’opacité des figures filmées. Mais au-delà de ces interprétations sensibles, fondamentalement, la section du plan d’eau générée par la caméra vidéo reformule de manière radicale et magistrale les codes de la tridimensionnalité inhérente à la sculpture. En fait, étrangement, cette ligne qui coupe l’image vidéo ne divise pas simplement deux plans, mais elle est ce autour de quoi se manifestent des perturbations, déformations, agitations, flux, vibrations multiples. L’usage vidéographique du plan d’eau a pour conséquence première de rabattre l’effet de surface du plan d’eau – ainsi que l’effet de surface de l’image vidéo – en la perception diffuse d’une tridimensionnalité du dedans et du dehors. La ligne devient un axe autour de quoi s’enroulent et se déroulent des événements qui délivrent à l’image une épaisseur, une densité. Ainsi, une simple ligne d’eau filmée en vidéo autorise toutes les audaces de rapport du corps et de la vision à l’espace à trois coordonnées. Cette porte ouverte à une tridimensionnalité n’a rien, chez Marcel Dinahet, d’un espace neutre, pur ou objectif et, à l’opposé des sculpteurs minimalistes, l’espace réel en trois dimensions que tente de retraduire Dinahet en vidéo active en permanence la déstabilisation, l’irrégularité, le renversement, le trouble, le déplacement. Ces manifestations d’une entropie tridimensionnelle sont particulièrement perceptibles à l’image par :

  • la résistance du corps-percept et de l’œil-caméra aux forces du courant, aux remous déstabilisants du plan d’eau (Falaises, 2009).
  • les parasitages de sédiments ou de fragments de glace qui occultent et parfois recouvrent l’objectif de la caméra (La Rivière, 2003 ; Svetlogorsk, 2006).
  • la vision partielle du dessous de l’eau qui déforme la perception d’une figure de corps (Les Danseurs immobiles, 2006). Il importe ici d’indiquer que la consigne que l’artiste s’impose à lui-même pour fabriquer en vidéo l’axe horizontal est adressée à un autre sujet humain dont le visage se tient à moitié dans l’eau et à moitié hors de l’eau : cette double posture partagée fait alors affleurer à l’image les mouvements ou bruissements infimes des formes, expressions du corps et du sujet.
  • la vision d’un bâtiment ou d’un paysage qui ne semble plus ancré dans la terre mais ballotté par les remous du plan d’eau (Berder, 2006 ; Strasbourg – Parlement européen, 2008).
  • le face-à-face entre le corps instable de l’artiste flottant dans l’eau et une falaise de roches solidement ancrée dans l’océan et s’érigeant avec une pesanteur et une massivité désarmantes (Falaises, 2009).

La présence physique ou virtuelle d’un axe a toujours été fondamentale dans le processus de création de Marcel Dinahet. Ses premières sculptures en volume comme les modules en argile contiennent des fils d’acier qui sont montés en spirale autour d’un axe invisible, ou encore il a réalisé des galettes d’argile enfilées sur une roche. De même, de nombreuses créations vidéographiques déclinent différentes manifestations axiales. Dans Paysage frotté (2001), c’est le corps de l’artiste pivotant sur lui-même qui constitue l’axe vertical par lequel la caméra vidéo enregistrera l’horizon de la mer et du ciel, ligne horizontale qui est elle-même déformée en spirale tournoyante, instable, irrégulière et vertigineuse du fait de la rotation axiale du corps.
Dans tous les cas, l’axe horizontal opère comme une section, une démarcation, un seuil, une frontière, mais c’est une posture volontaire qui consiste, pour Marcel Dinahet, à toujours se tenir aux limites pour mieux articuler des espaces et des formes contradictoires, pour brouiller les repères spatiaux, franchir les codes esthétiques, excéder les territorialisations.

Si les hommes cherchent à contrôler les étendues maritimes en espaces économiques et politiques, les océans, les fleuves ne peuvent jamais s’y résoudre car ils sont à l’opposé de la démarcation. Un autre artiste majeur des étendues océaniques, Allan Sekula, exprime magistralement ce défi artistique face aux enjeux sociaux et géopolitiques de la mer : « Dans une époque qui nie l’existence même de la société, dénoncer le scandale d’une “connexité” du monde de plus en plus grotesque, dénoncer le broyage sans pitié
qui se poursuit inlassablement sous la surface lisse et liquide des marchés, c’est se mettre dans la position du nageur océanique, accordant ses mouvements à la houle, oreille submergée à chaque inspiration, écoutant le grondement des pierres qui roulent au fond de l’eau. Insister sur la pratique sociale, c’est simplement s’immerger avec une idée en tête .»3

L’œuvre de Marcel Dinahet, s’il n’est pas directement concerné par cette pratique sociale, rejoint néanmoins Allan Sekula dans ce désir de déterritorialiser la mer, de plonger avec l’exigence d’« une idée en tête ». L’art a cette capacité de maintenir la nécessité absolue d’un regard critique sur les espaces, au-delà de leur possession et de leur pouvoir d’exclusion. Tout l’enjeu pour un artiste est alors de formaliser ce qui n’est pas formalisable. C’est à ce défi que semble se confronter en permanence l’œuvre visuel de Marcel Dinahet, dans une tension permanente entre vidéo et sculpture.

  1. Michel Foucault, « Des espaces autres », in Dits et écrits, Paris, Gallimard, NRF, 1994, tome IV, no 360, p. 752 -762.
  2. Rosalind Krauss, « Le champ élargi de la sculpture », in L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1997.
  3. Allan Sekula, Titanic’s Wake, Paris, Le Point du Jour Éditeur, 2003, p. 14.