Un artiste amphibien
Ceux qui ont déjà vu des cartes médiévales se souviennent de la façon dont la Terre est parfois figurée, divisée en trois parties, l’Asie au nord qui occupe l’hémisphère supérieur, l’Europe, en bas, dans le quart gauche inférieur avec en face, à droite, l’Afrique, ces trois continents étant séparés par trois « fleuves », avec, tout autour, une vaste étendue d’eau, l’Océan.
Telle était la façon dont on se représentait notre globe terraqué et l’on ne peut qu’être frappé ici de l’analogie avec le dessin d’un œil. Le globe oculaire baigne lui aussi dans un milieu aqueux même si, à strictement parler, il n’est pas entouré d’eau. Mais la « ceinture lacrymale » est tout de même une sorte de milieu transitoire entre nous et le monde. Or le travail de Marcel Dinahet semble tout entier fondé sur cette analogie. Au cœur de ce travail il y a comme la limite de notre monde perceptible qui se confond avec la limite de notre monde vécu ou de ce que l’on a coutume d’appeler notre « milieu ».
Le milieu, c’est ce qui fait sens pour un être vivant. Le grand éthologue Jakob von Uexküll, qui a étudié les différences de comportement entre les animaux et les hommes suivant les milieux respectifs où ils vivent, s’est intéressé davantage aux épinoches, aux méduses ou aux poissons combattants qu’aux grands mammifères ou aux anthropoïdes supérieurs. Il montre ainsi que pour chaque être vivant il existe des signes perceptifs – par exemple le raisin pour l’oiseau, qui en revanche ne représente rien pour la tique uniquement sensible à l’acide butyrique, ni pour l’homme guidé par une grande variété d’intérêts qui dépendent de son milieu, de son éducation et de son hérédité. Or entre les animaux, ou entre les hommes et les animaux, il existe des mondes qualitativement différents. « Nous nous berçons trop facilement de l’illusion que les relations que le sujet d’un autre milieu entretient avec les choses de son milieu se déroulent seulement dans le même espace et le même temps que les relations qui nous lient aux choses de notre milieu d’humains. Cette illusion est nourrie par la croyance en l’existence d’un monde unique dans
lequel sont imbriqués tous les êtres vivants.1
» En fait il n’en est rien car il n’existe pas d’espace indépendant des sujets. Nous vivons, dit Uexküll, dans un espace visuel cerné par ce que nous nommons un horizon sans soupçonner que cet horizon, pour nous, êtres vivants, est variable selon notre taille, notre âge et l’espèce à laquelle nous appartenons. C’est pourquoi « tous ces animaux qui animent la nature autour de nous, qu’ils soient des coléoptères, des mouches, des moustiques
ou des libellules qui peuplent une prairie, nous pouvons nous les représenter avec autour d’eux
une bulle de savon qui ferme leur espace visuel et détermine tout ce qui est visible pour le sujet.2
»
Cette bulle se matérialise parfaitement dans L’Île (2001), l’une des petites vidéos qui appartiennent à la série Autre part3
. On y voit, filmé à travers une ouverture ovale qui pourrait être celle par laquelle on remonte l’ancre du bateau, un paysage marin avec une île au centre. Le titre vaut sans doute autant pour l’objet vu que pour la manière dont il nous est montré à l’intérieur de ce cadre qui fait de notre propre vision une sorte d’isolat dans le champ du visible. Or tout se passe comme si Marcel Dinahet s’ingéniait à scruter ces limites, à tester la résistance de ces enveloppes et à comprendre quel type de visibilité elles nous permettent d’avoir sur les mondes qui nous entourent. L’art pour lui serait ainsi une façon de pressentir la description de mondes possibles, de les imaginer avec un appareil optique, une lentille photographique ou une caméra, capable de traduire ce que notre œil pourrait voir si nous étions un poisson, une loutre, une araignée d’eau, un chien fou courant sur la plage, un cheval au galop, un enfant, etc.
C’est très net dans des œuvres comme Sur la baie (2001), où l’on avance à une allure indécidable, peut-être extrêmement rapide, beaucoup plus que le pas d’un homme en train de courir, mais peut-être pas moins non plus, selon les différents repères captés par notre œil dans l’espace parcouru qui semble s’étendre à l’infini. Même sentiment d’absence de limites dans Paysage frotté (2001), où la caméra tourne sur elle-même, au ras du sable mouillé, comme une bête affolée, un insecte auquel on aurait arraché une aile et qui tenterait d’échapper à l’immobilité à laquelle cette mutilation l’a condamné en pivotant sans fin sur l’axe médian de son corps. Ou encore, dans d’autres vidéos, au ras du sol, sur la plage, l’œil à hauteur de crabe ou presque. Là, on voit sur le sable, le long de la mer ou vers elle, marcher les baigneurs dont la partie inférieure du corps apparaît à l’envers sur la surface réfléchissante de l’eau. Un peu comme dans l’imaginaire des Anciens le corps de ceux que l’on appelait alors les « antipodes », qui étaient supposés avancer la tête en bas, collés au sol à la façon des mouches, de l’autre côté de la Terre. Robert Smithson, dans son texte Incidents of Mirror Travel in the Yucatan, fasciné par le va-et- vient des mouches sur un arbre qu’il avait planté racines en l’air, les considérait comme d’attentifs spectateurs aux yeux convexes. Ce que voit la mouche est « pire encore que ce à quoi ressemble une photo de presse sous une loupe », écrivait-il en citant un zoologue spécialiste des invertébrés, Ralph Bussbaum. Et de conclure par cette question : « Pourquoi les mouches ne devraient-elles pas avoir d’art? »4
Mais s’il est un règne qui intéresse plus particulièrement Marcel Dinahet, c’est plutôt celui des poissons ou disons des êtres qui vivent dans et sous l’eau. Pas pour explorer ce milieu ou mieux le comprendre, comme pourrait le faire un documentariste, mais pour mieux comprendre notre propre monde. Il s’agit pour lui d’adopter un point de vue dialectique, au sens où Smithson entendait ce terme lorsqu’il écrivait, après avoir évoqué sans la citer la dernière phrase du livre de Michel Foucault Les Mots et les Choses : « On pourrait considérer la dialectique comme le rapport entre le coquillage et l’océan. Comme les critiques d’art, les artistes ont longtemps considéré le coquillage sans le contexte de l’océan.5
» Or, pour un homme tantôt tourné vers la mer tantôt adossé à elle, comme l’est Marcel Dinahet, on comprend l’importance capitale de cet élément dont la limite se déplace sans cesse, donnant précisément à cette dialectique tout son sens.
Cette limite a un nom, c’est l’horizon. On sait qu’aux commencements, selon la Théogonie d’Hésiode, était le Chaos d’où sont nés séparément le ciel et la terre. Béance primordiale, il est aussi puissance de différenciation. Or là où la terre et le ciel se séparent, c’est là que le jour commence avec l’aurore, souvent prise comme métaphore de la création. En tout cas, on retrouve cette séparation, semble-t-il, dans beaucoup de cosmologies, si bien que l’horizon marque en quelque sorte la sortie du chaos. Dans notre expérience perceptive, il ordonne le monde dans lequel nous vivons, mais en même temps il est pratiquement impossible de le regarder. Son extrême mobilité nous l’interdit mais la béance qu’il représente, ou plutôt la suture qu’il évoque comme une cicatrice immémoriale, a quelque chose d’irregardable6
. L’horizon est omniprésent chez Marcel Dinahet.
Chez lui, on a l’impression qu’il est comme fragmenté, différencié et démultiplié pour être mieux appréhendé. Dinahet le traque à l’intérieur même de la vue, qu’il ne considère pas d’ailleurs comme un sens séparé de l’ouïe, du toucher et des autres sens, si bien que l’on a un sentiment synesthésique très puissant lorsqu’on regarde ses images qui s’adressent à notre corps tout entier. Ce qui est d’autant plus saisissant sans doute dans les vidéos projetées en grand format. Le son, en effet, a une très grande importance dans l’œuvre de l’artiste et il faudrait étudier spécialement la façon dont est organisé son rapport aux images, la façon dont il est filtré ou amplifié, décalé, recomposé, le rôle des bruits de rue, l’importance des transmissions radiophoniques, etc. Il peut être aussi simplement saisi comme l’élément principal dont l’image, soudain, nous apparaît secondaire ; c’est le cas dans ce court portrait de Lisbonne, une vue en contre-plongée, prise sous le grand Pont du 25 avril qui traverse le Tage et dont le bruit, produit par le passage des voitures à travers la grille qui constitue le revêtement du sol, semble, ici, celui d’un gigantesque instrument à vent qui aurait l’allure d’un manche de guitare à l’envers. Le portrait de la même ville, la nuit, et d’un tout autre point de vue – ou d’un tout autre « point d’écoute » –, nous fait entendre en demi-teinte des voix parlant portugais dans les quartiers de la ville haute dont on perçoit essentiellement les pavés, comme sur les dernières images saisies dans son caméscope par le personnage de Tanner de Dans la ville blanche.7
Un autre portrait de ville, Chypre, en deux parties également, Chypre à l’ouest, Chypre à l’est, consiste en des vues émergées de la côte rocheuse au clair profil découpé que sépare de nous une étendue d’eau bleue, et des vues immergées où l’on avance dans un paysage d’algues battues par ces vents subaquatiques que l’on appelle les courants et agitées par les mouvements du plongeur sans que l’on puisse vraiment déterminer quelle part respective ceux-ci et ceux-là prennent à cette agitation. Ces paysages manifestent d’ailleurs la sensibilité picturale de Dinahet qui filme la végétation des fonds marins avec un grand souci des textures, des rapports entre la couleur des plantes et celle du sable ou des roches devant lesquels elles apparaissent. Ainsi, dans la plus longue vidéo que je connais de lui, les Finistères (1999), les images d’algues alternent avec des plans fixes sur des phares de différentes tailles et de différentes époques, pris à des distances variées, et des images de routes, de parkings, où des voitures sont garées et où des personnes vaquent à leurs occupations. Un monde vigilant, où l’on émet des signaux à la verticale des terres, est ainsi confronté à un monde abandonné aux flux horizontaux des mouvements quotidiens. Et en dessous, en apparence étrangère à tout cela, la mer toujours recommencée avec une flore d’une incroyable variété. Pourtant l’eau s’insinue en nous et finit par envahir la vision, derrière le pare-brise de la voiture, au bord de la vague quand la mousse submerge l’objectif.
Les plantes sous-marines ondulent comme des serpents, et là encore le passage entre deux règnes, le végétal et l’animal, se fait insensiblement. Tantôt marrons, tantôt vertes, tantôt argentées, perçues à contre-jour, presque polarisées ou sur un champ « pointilliste » de grains de sable blanc qui semblent subitement pulvérisés, les plantes fascinent par leur variété. Ces pinceaux sous- marins sont les précieux auxiliaires de Dinahet, qui ne se lasse pas de les filmer. De l’art pour les poissons ? Mais pourquoi les poissons ne devraient-ils pas avoir d’art ?
On peut dire en un sens que Marcel Dinahet est un artiste amphibien. À l’aise dans l’eau comme sur la terre, il regarde les choses, à la fois au-dessous et au-dessus de la ligne de flottaison, qu’il rend sensible et visible dans bon nombre de ses vidéos. Ainsi en 2008 filme-t-il de cette façon une série de bâtiments situés sur des rives (Arte, le Parlement européen, le palais des Droits de l’Homme) et qui semblent posés au bord d’une vision chancelante. Regarder l’architecture comme on se noie, c’est aussi comprendre combien bâtir, faire surgir de terre des maisons, des immeubles, est une chose étrange, combien édifier est la marque de notre aptitude à vivre debout au milieu des hommes.
Mais regarder les hommes eux-mêmes comme des êtres entre deux mondes, à la manière de l’artiste dans cette série de portraits à fleur d’eau dont certains ont été montrés, projetés à la Ménagerie de Verre en 2006 (Les Danseurs immobiles), c’est affirmer la nature ambiguë de notre humanité. Les visages des baigneurs, en gros plan, sont saisis le nez juste au-dessus de l’eau et l’on voit tantôt leur reflet sur le bas de l’image tantôt, si la caméra descend un peu comme un flotteur attiré par un poisson invisible, la suite du visage, la bouche, la naissance du cou, le début du corps. Pour voir l’autre, il faut dépasser l’image de son image, crever la bulle dans laquelle, selon Uexküll, vit chacun d’entre nous pour rendre fluide notre souffle et aérien notre esprit. Ainsi l’artiste nous donne-t-il une chance de nous voir nous-mêmes autrement, en liquidant notre propre image.
- Jakob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, Paris, Bibliothèque Rivages, nouvelle traduction de Charles Martin-Freville, 2010, p. 49. ↩
- Ibid., p. 70-71. ↩
- Dans Estuaire (2002), on retrouve une vue du même genre mais prise d’un hublot et de l’extrémité d’un couloir ; elle produit, sur un mode différent, un effet assez comparable. ↩
- Dans Estuaire (2002), on retrouve une vue du même genre mais prise d’un hublot et de l’extrémité d’un couloir ; elle produit, sur un mode différent, un effet assez comparable. ↩
- R. Smithson, « Art and dialectics », in op. cit. note 4, p. 371. ↩
- Sauf à perdre cet ordre lui-même. Ainsi, quand dans le roman de Melville Moby Dick, Pip tombe à l’eau, seul au milieu de la mer il voit l’horizon comme tel et perd du même coup la raison. ↩
- Je renvoie ici à mon livre Le Principe de l’axolotl & suppléments (Arles, Actes Sud, 1997), où j’évoque ce film mais qui, plus généralement, trouve, me semble-t-il, un certain nombre d’échos dans le travail de Marcel Dinahet. ↩