Nicolas
Floc'h

01.12.2021

Rencontre entre Nicolas Floc'h et Pascal Neveux

Marseille le 1er février 2020

Pascal Neveux : Nicolas, pourrais-tu nous préciser comment s’inscrit cette étape dans le sud de la France, et plus particulièrement cette aventure marseillaise, dans le contexte du projet global que tu développes depuis plusieurs années autour des paysages sous-marins
?
Nicolas Floc’h : J’ai amorcé en 2010 ce travail sur le milieu sous-marin et notamment sur les récifs
artificiels, les habitats marins immergés. Les premières étapes marseillaises commencent dès 2012 avec les collaborations mises en place avec le Frac dans le cadre de l’exposition d’ouverture du nouveau bâtiment : « La fabrique des possibles ». Ce projet que je nomme « Structures productives » concerne évidemment par extension les habitats naturels, les « paysages productifs » : le fond, les algues, les coraux, les roches, la surface et bien sûr l’habitat principal que constitue la colonne d’eau, c’est-à-dire les masses d’eau peuplées de micro-organismes constituant la base du vivant dans les océans. L’ensemble de ces habitats va former le paysage, ce qui est sous l’étendue du regard. Entre 2010 et 2015, j’ai travaillé presque exclusivement sur les récifs artificiels, puis j’ai commencé à m’intéresser à la représentation des paysages naturels en faisant le constat que le paysage est quasiment non considéré, non représenté dans l’image sous-marine, ou en tout cas, qu’il n’en constitue pas le sujet. Quand le paysage sous-marin est montré, c’est souvent par défaut. L’imagerie commune ne transmet pas non plus de représentation claire d’un territoire proche et un Français a rarement une idée de l’aspect des paysages sous-marins de son littoral alors qu’il aura celle d’un milieu tropical en raison de l’attention portée aux coraux. J’observe depuis longtemps la transformation spectaculaire de ces paysages et, pour moi, les montrer c’est aussi constituer un référent. Plusieurs expériences ont été déterminantes dans la construction de ce projet : le travail sur la couleur de l’eau avec la station marine de Wimereux depuis 2016 puis la résidence sur la goélette Tara en 2017 en dehors bien sûr de l’observation des lieux où je plonge depuis toujours, les côtes bretonnes. En 2017, dans l’exposition « Glaz » au Frac Bretagne, j’ai présenté le début du projet photographique sur les paysages sous-marins bretons. En partant sur Tara, j’ai choisi la partie japonaise de l’expédition parce que j’imaginais trouver des récifs artificiels mais aussi parce que nous allions passer d’un écosystème tempéré à un écosystème tropical et cette variation m’intéressait. En revanche, je ne soupçonnais pas tout ce que cela allait déclencher et révéler, ni à quel point ce serait déterminant pour mon travail. Durant l’expédition, on étudiait essentiellement le réchauffement climatique et l’acidification des océans, j’ai ainsi pu mieux comprendre les transformations des paysages dues à plusieurs facteurs évoqués précédemment, mais aussi à des pressions diverses, des déplacements d’espèces, des pollutions, des changements naturels. Cette résidence à bord de la goélette Tara m’a permis de mettre en perspective de manière globale un territoire local et a confirmé mon intention de travailler sur la représentation des typologies de paysages sous-marins des côtes françaises. Cette représentation avec un même regard, un même protocole de prise de vue, à un instant T, constitue ainsi un corpus de référence et contribue à montrer ces espaces invisibles au plus grand nombre. Le projet « Invisible » dans les calanques s’inscrit dans cette dynamique. En résidence en 2018 à la Fondation Camargo, j’ai travaillé sur la partie sous-marine du parc national des Calanques et je me suis rendu compte que ce territoire était certes grand, mais aussi suffisamment petit pour que je puisse longer l’ensemble du trait de côte, soit 162 km, et établir un état zéro des paysages entre la surface et -30 m.

Pascal Neveux : À ce niveau-là, pourrais-tu justement préciser comment tu opères sur ces expéditions ?

Nicolas Floc’h : Les questions pratiques sont toujours complexes avec l’océan : on peut prévoir des choses mais on ne peut savoir si elles se passeront comme prévu à cause de la météo ou encore d’autres paramètres. Il faut être organisé, réactif et souple à la fois. Dans les calanques, en dehors des premières plongées bouteilles avec les scientifiques et les agents du parc national, je travaillais avec un petit bateau pneumatique de 4,20 m, souvent seul mais essayant autant que possible d’être accompagné d’une personne pour la sécurité et pour limiter les allers-retours. Contrairement aux équipes scientifiques, les choses s’organisent avec les moyens du bord. Je reste dans mon économie d’artiste, avec toute la liberté, l’indépendance, la flexibilité mais aussi avec des moyens plus limités. Pour « Initium Maris », en Bretagne, j’ai transformé en base d’expédition un bateau de 9 m, un Fisher 30, qui est mon atelier. Ce projet est porté par Artconnexion, financé par la Fondation de France dans le cadre du programme « Les futurs des mondes du littoral et de la mer », et développé en collaboration avec le Muséum national d’histoire naturelle, l’Ifremer et les universités de Lille et Tsukuba. Pour « La couleur de l’eau », je travaille avec les équipes du LOG-Ulco-Station marine de Wimereux et la Nasa depuis mon bateau, ou je rejoins des expéditions scientifiques comme celle à laquelle je participerai en septembre avec le Celtic Explorer en Arctique. Selon les lieux où j’interviens, je peux plonger avec des bouteilles jusqu’à 30 m en moyenne ou en apnée jusqu’à 12-15 m maximum. Dans les calanques, la visibilité est très bonne donc en me plaçant au milieu de la masse d’eau j’ai suffisamment de vision, la plupart du temps je n’ai pas besoin de bouteilles, cela me permet de rester plus longtemps dans l’eau, jusqu’à quatre heures par jour. En Bretagne, j’utilise l’annexe du bateau pour l’apnée, je rejoins aussi des équipes scientifiques ou des plongeurs autonomes pour les plongées bouteilles. Pour « La couleur de l’eau », les premières images ont été prises en plongée. Pour celles réalisées à partir du nouveau protocole que nous mettons en place avec Hubert Loisel et la station marine de Wimereux, j’immerge uniquement le système de prise de vue qui peut descendre ainsi jusqu’à 100 m. Ces nouvelles photographies seront mises en parallèle par les chercheurs avec des images satellites et des mesures dans la colonne d’eau. Elles apporteront un élément complémentaire d’analyse.

Pascal Neveux : Comment opères-tu le choix des photographies que tu vas retenir dans ton corpus ? As-tu un protocole établi ? Un nombre de prises de vue que tu réalises sur un seul et même site ? Est-ce que tu les envisages par rapport aux photographies produites précédemment ? Quel est ton protocole sur le choix des images ?

Nicolas Floc’h : J’ai un protocole général de prise de vue depuis 2011. Je photographie systématiquement au grand angle, en lumière naturelle. Je ne cherche ni les poissons ni les plongeurs sur mes images, je veux montrer ce qui s’étend sous le regard. Dans les calanques, je prends des photographies à intervalles réguliers, systématiquement tous les 10 m, pour avoir une lecture du trait de côte, un inventaire des paysages, mais si je vois un site qui m’intéresse plus particulièrement, je m’y attarde.

Pascal Neveux : Oui, un ressenti, une subjectivité du moment par rapport à un paysage qui s’offre à toi.

Nicolas Floc’h : Complètement. Il y a des choix photographiques tout au long de la prise de vue et autant de choix au moment de la sélection des images. Ce travail de tri est essentiel et complexe car le long de ce parcours de 162 km effectué à la palme, j’ai réalisé 30 000 images, ce qui est énorme ! Si l’on veut vraiment avoir un déroulé de ce paysage et un référentiel, il est important d’avoir beaucoup d’images. Pour les chercheurs qui s’y intéresseront dans dix ou vingt ans, il n’y en aura jamais trop pour une zone donnée. À partir de ce corpus d’images, je choisis les plus intéressantes plastiquement, par leur lumière, par leur composition, leur dynamique, par leurs formes ou nonformes, mais aussi par ce qu’elles racontent dans ce déroulé. Au moment du travail de postproduction, c’est à dire de développement de l’image à partir du fichier brut, certaines images s’imposent d’elles-mêmes, elles résistent aux sélections successives alors que d’autres s’épuisent. Cette évidence correspond souvent à une image déjà repérée au moment de la prise de vue et pour laquelle l’intuition se confirme. La dernière étape, celle du tirage que je réalise moi-même, est très importante. Je ne travaille avec un tireur que pour les tirages charbon. Extraire 80 images pour l’exposition « Paysages productifs » au Frac est extrêmement difficile mais 200 images pour ce livre également. Je ne veux ni ne peux tout raconter depuis cette série, ce n’est pas une illustration de toutes mes observations, mais plutôt une synthèse des grandes tendances. Je fais des choix de monstration déterminés par la structure du projet lui-même, par des questions plastiques mais aussi par le lieu où il est exposé ou le type de publication.

Pascal Neveux : Je pense qu’il est important effectivement de bien souligner que tu n’es pas dans une démarche d’illustration de paysages sous-marins qui serait vraiment perçue uniquement dans un intérêt de la communauté scientifique, à venir nourrir un travail de recherche. Bien évidemment il y a des passerelles et c’est tout à fait normal et justifié qu’il y ait ces croisements intéressants avec la communauté scientifique mais on est avant tout dans une démarche artistique. Cette démarche amène justement à travailler sur la mise en espace de ces photographies, sur leurs dimensions plastiques très fortes qui convoquent d’autres référents, ceux de l’art contemporain, de l’histoire de la photographie et, comme tu l’évoquais, ceux de l’iconographie collective qui relève plus de documentaires de Cousteau ou des films de Jean Painlevé, avec cette dimension plus artistique. Là on est sur une approche de la photographie qui vient complètement nourrir de façon singulière la question du paysage sous-marin et qui trouve des correspondances et des racines avec des photographes qui ne sont pas des photographes du monde sous-marin mais qui peuvent être des photographes dans d’autres domaines.

Nicolas Floc’h : Oui, et cela nous renvoie à l’histoire de la photographie terrestre, une histoire de la photographie en général qui finalement est majoritairement terrestre. La photographie de paysage commence en noir et blanc et je pense évidemment aux photographes américains comme Timothy O’Sullivan, William Henry Jackson et aux missions Hayden ou Wheeler qui ont permis la découverte d’un ailleurs, de territoires jusque-là inaccessibles au plus grand nombre et abouti à la création des premiers parcs nationaux. Dans le parc national des Calanques, on retrouve sous l’eau ce côté sublime des paysages et des grands espaces mais on rencontre aussi la dimension dramatique d’autres époques de la photographie, comme celle présente dans les images des photographes de la Grande Dépression, qui entrent en résonance avec les pressions anthropiques exercées sur le paysage, l’effondrement de la biodiversité et les questions écologiques. La représentation convoque donc dans une même image un ensemble d’époques et de recherches photographiques appartenant à un vocabulaire terrestre qui n’a été que très peu transposé, adapté ou étendu au milieu sous-marin. On accède ainsi à de nouveaux paysages dont la diversité est étonnante. Dans les calanques, on est face à un environnement minéral, on peut penser à certaines images de l’espace, des images d’astéroïdes, de la Lune. Le noir et blanc permet une approche plus uniforme de la multiplicité des paysages ; par le noir et blanc, l’imaginaire nous renvoie à la fois à un espace indéfini mais aussi à un espace plus familier. On ne sait plus où l’on est, si on se trouve sous l’eau ou dans un environnement nocturne, désertique ou luxuriant, on évacue l’exotisme qu’apporte la couleur. Paradoxalement, on est plus proche d’une vraie lecture de l’espace sous-marin puisque quand on plonge, tout est relativement monochrome. L’image sous-marine qu’on nous donne à voir est souvent une image éclairée artificiellement, qui révèle des couleurs que l’oeil ne perçoit pas sans cet éclairage artificiel.

Pascal Neveux : Alors qu’on est dans un pays où il y a une tradition photographique, une histoire de la photographie fondatrice, où il y a eu beaucoup de commandes, de missions entre autres celle de la Datar qui a fait totalement l’impasse sur les territoires sous-marins et qui aujourd’hui, en fait, apparaît dans ta démarche comme un territoire d’exploration absolument phénoménal.

Nicolas Floc’h : Bien sûr, parce que ce qui n’est pas visible, n’est parfois pas considéré. On pense bien sûr à la Datar et aux différentes missions photographiques françaises, américaines ou anglaises. Quand je travaille aujourd’hui sur ces questions, entre 2010 et 2020, j’ai tout un héritage photographique qui m’habite mais aussi plastique, ce qui m’aide à regarder ces choses différemment, le plus significatif étant probablement le travail sur la couleur de l’eau. Dans In Other Words publié en 2005 chez Roma publications, il y a déjà des Underwater Monochrome. Je montre des images sous-marines de la couleur de l’eau dès le début des années 2000, c’est quelque chose qui m’obsède depuis longtemps, mais je n’avais pas vraiment trouvé l’articulation, une mise en forme plastique convaincante en lien avec un vrai projet, dépassant la simple proposition picturale. La rencontre en 2016 avec Hubert Loisel et les chercheurs de la station marine de Wimereux me permet de cristalliser les choses, de trouver la formulation plastique que je cherchais. Je parle dans Glaz (Roma publications, 2018) de la manière de regarder ce milieu sous-marin qui nous immerge dans la couleur à 360°. Cette lecture de
l’espace est nourrie par l’histoire de l’art, celle de la peinture monochrome, et des installations immersives – on peut citer Yves Klein, Ann Veronica Janssens, James Turrell… –, c’est aussi cela qui me permet de regarder la masse d’eau et de trouver un intérêt à ne photographier que cette masse d’eau. Cependant, ce travail photographique et plastique sur la couleur est en même temps en lien avec la réalité de notre monde aujourd’hui en 2020 et donne une autre lecture de phénomènes tels que le cycle du carbone, la régulation du climat corrélé à la base du vivant dans les océans, le phytoplancton déterminant la couleur. La science permet d’affiner cette compréhension de la couleur qui n’est pas que picturale, formelle ou plastique. C’est une image visuellement abstraite mais fondamentalement concrète, une synthèse et, quelque part, une illustration figurant de grands enjeux de notre société. On le voit très bien sur les images que j’ai pu faire à Cortiou qui sont des tests pour le nouveau protocole de prise de vue que nous mettons en place avec Hubert Loisel : le résultat formalise une coupe dans la masse d’eau entre Cortiou et Riou, donc en plein coeur du parc national des Calanques. On évolue progressivement d’un vert fluo à ce bleu emblématique de la Méditerranée sur l’équivalent de 3 milles nautiques (5,5 km). Ce vert caractéristique de nombreuses zones côtières comme celles de la Manche et des eaux riches du Nord n’est pas ici provoqué par des phénomènes naturels mais par les pressions anthropiques1 . Ce protocole de prise de vue permet une lecture picturale et descriptive de cet environnement.

Pascal Neveux : Ta démarche photographique évoque pour tout amateur d’art contemporain des références, qui sont à trouver aussi bien du côté de l’histoire de la peinture que des installations immersives et pas exclusivement de l’ordre de l’histoire de la photographie. On pense bien sûr aux travaux de Gerhard Richter ou aux installations de Ann Veronica Janssens, de James Turrell que tu évoquais à l’instant, et bien d’autres. Tu apportes avec ton travail une approche singulière sur ces questions esthétiques et artistiques qui traversent l’histoire de l’art que sont la lumière ou l’aventure du monochrome. Avec cette particularité, que tu travailles avec la masse d’eau qui est avant tout un espace habité, vivant en évolution permanente, en mouvement. C’est dans cette masse d’eau que tu construis ta déambulation et organises tes prises de vue en suivant un protocole strict. Ce suivi de trait de côte, nous allons le découvrir avec l’installation que tu proposes au Frac, invitant le visiteur à se déplacer et à appréhender cette masse d’eau comme un espace sensible, immersif offrant de multiples points de vue. C’est aussi tout l’intérêt de cette première commande publique à l’initiative du ministère de la Culture de travailler sur les paysages sous-marins du parc des Calanques, car curieusement c’est une approche tout à fait pionnière, qui nous révèle des territoires qui aujourd’hui encore ont été très peu représentés et encore moins dans le champ artistique. Comment as-tu appréhendé cette commande au croisement de champs de recherche à la fois artistique et scientifique ?

Nicolas Floc’h : En effet, cela s’inscrit dans une démarche et une dynamique artistiques, et je suis très heureux qu’avec les nombreux partenaires du projet à Marseille, à Cassis et en région nous ayons réussi à faire en sorte que le projet « Invisible » aboutisse à une commande publique qui permet au livre d’exister mais aussi permet de déployer le projet sur le territoire avec un ensemble de tirages originaux placés dans des lieux publics. Au-delà de ces éléments matériels, « Invisible » n’aurait pas pu être réalisé dans son ensemble sans le soutien du ministère de la Culture dans le contexte particulier de cette commande qui concerne également un patrimoine naturel que l’on vient révéler et non une nouvelle construction que l’on place dans l’espace public. Cette presque « dématérialisation » de l’objet de la commande me paraît essentielle aujourd’hui. C’est une des dimensions qui m’intéressent beaucoup et sans doute l’endroit où ma pratique de sculpture et ma pratique performative rejoignent ma pratique photographique. Parfois révéler l’existant plutôt que de construire, arpenter pour représenter, l’expérience de l’espace pour regarder. « Invisible » rassemble en ce sens des catégories multiples de l’art… Le travail vient aussi ouvrir d’autres espaces pour la communauté scientifique ou des personnes travaillant sur la conservation de la nature. Je ne vais pas prendre un travail scientifique et l’illustrer, je construis un travail artistique de représentation de la biosphère, de la biodiversité et de ses interactions. La série s’appelle « Paysages productifs » et est en relation avec la productivité des milieux. Ce travail sur le vivant humain/non-humain se construit d’abord par des échanges permanents avec les équipes scientifiques qui vont pouvoir travailler sur des sujets équivalents mais de manière complètement différente. À Marseille, j’échange avec Sandrine Ruitton de l’Institut méditerranéen d’océanologie et Patrick Bonhomme du parc national des Calanques. On est dans un rapport de dialogue où chacun applique ses propres protocoles, complémentaires, se nourrissant les uns les autres. Si on prend l’exemple d’Hubert Loisel sur la couleur de l’eau, il va analyser les images et les données que je rapporte qui vont avoir une utilité scientifique. En effet, nous avons un protocole précis de double prise de vue, une avec filtre polarisant, une sans ce filtre. L’objectif est pour Hubert de coupler les images et les mesures prises dans la masse d’eau avec les images satellites. Je mets en place des protocoles auxquels les scientifiques ne penseraient pas forcément. La grille d’images dans la masse d’eau est née de discussions avec Hubert, elle ne serait peut-être pas apparue comme outil d’analyse parce que les scientifiques ne font pas d’images fixes des masses d’eau mais utilisent d’autres outils de mesure qu’ils comparent avec l’imagerie satellite.

Pascal Neveux : C’est un aspect fondamental car la poursuite et le développement de ce travail artistique depuis maintenant plus de dix ans prend une connotation patrimoniale très importante à la fois singulière dans son protocole artistique et inédite par la richesse du corpus constitué au fil du temps et de tes plongées en France et à l’étranger. Cette dimension d’inventaire et d’archivage de paysages sous-marins, comment imagines-tu sa diffusion et son exploitation ?

Nicolas Floc’h : Je donne une copie pour archive de l’ensemble des images que je prends des paysages, que ce soit en Bretagne, en Méditerranée ou sur la côte d’Opale, à des instituts de recherche, sous forme de fichiers bruts non retravaillés qui vont composer un fonds photographique disponible pour la recherche. Même si l’ensemble du processus fait oeuvre, je réalise dans ce corpus une sélection destinée à des tirages photographiques ou à être éditée en série limitée. Le fonds de fichiers bruts est accessible et exploitable librement dans le cadre exclusif de la recherche. C’est important pour moi, c’est une manière de contribuer à mieux comprendre notre monde, d’agir à travers une représentation d’un territoire, de sa diversité mais aussi des pressions qui y sont exercées. Dans le parc urbain des Calanques, on voit très bien les pressions du quotidien d’une ville qui « se rejette » dans la mer, notamment sur le site de la calanque de Cortiou. Les autres villes exercent une pression de la même manière, mais à Marseille, étant donné que la ville et le parc national partagent un même territoire, cette question est beaucoup plus visible. En ce sens, travailler sur un territoire de proximité et le mettre en perspective de manière plus large, voire globale, fait partie de la construction du projet. À cet égard, la résidence à bord de la goélette Tara en 2017 a été déterminante. À bord, au Japon, nous avons travaillé sur le réchauffement et l’acidification avec Sylvain Agostini de l’université de Tsukuba et nous continuons ces recherches qui permettent une approche globale. Nous sommes allés ensemble à Vulcano, site acide en Méditerranée, avec Sylvain et Marco Milazzo de l’université de Palerme. Comme au Japon, l’acidification est liée à des sites volcaniques qui permettent d’en étudier les effets sur les écosystèmes, soit une lecture de la transformation des paysages dans un océan plus acide, phénomène global en cours. Le travail que je fais est aussi une mise en forme plastique et une représentation de ces interactions entre l’océan et l’atmosphère, l’océan et la terre, l’océan et les glaces, dont les dynamiques fluides déterminent l’équilibre de la biosphère.

Pascal Neveux : Étant dans cette situation très singulière d’un parc national dans la deuxième ville de France en centre urbain et aujourd’hui dans le contexte d’une exposition dans un Frac, peut-on aller jusqu’à dire que ton travail a une dimension politique par rapport aux visiteurs qui vont être confrontés à une dimension plastique de ton travail et à une démarche artistique très claire et visible mais qui comporte aussi une dimension citoyenne, d’engagement ?

Nicolas Floc’h : Aujourd’hui, la question du paysage est une question politique. Fondamentalement politique, au sens large. Il y a un vrai engagement physique dans ce que je fais, un engagement réel en tant qu’artiste. Je pense que tout artiste est engagé, en revanche je ne suis pas militant. Un artiste n’est pas à mon sens un militant et ceux qui parviennent à articuler les deux sans se perdre sont très peu nombreux. Je ne suis pas à cet endroit. Pour moi c’est différent, un artiste montre, interroge, révèle, articule des symboles et construit des représentations, fait émerger des métamorphoses, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas agissant. Je viens donc agir à l’endroit où je peux agir, celui de la représentation du monde qui nous entoure, et mon travail fonctionne un peu comme un écosystème dans d’autres écosystèmes.

Pascal Neveux : On le verra d’autant plus au moment de l’exposition en perspective avec le Congrès mondial de la nature ou avec Manifesta qui posent aussi un certain nombre de problématiques. Ton travail n’est pas déconnecté de préoccupations propres à tout citoyen aujourd’hui dans le monde dans lequel nous vivons, mais avec cette dimension artistique qui fait qu’on est dans une exposition avec une dimension plastique qui a ses propres références et codes mais qui donne aussi cette ouverture très forte.

Nicolas Floc’h : Oui, et la découverte d’un territoire local, national très diversifié. On le voit avec les différentes séries des « Paysages productifs », entre la série très minérale des calanques et celle plus végétale, luxuriante, de Bretagne. On est dans des mondes très différents tout en étant sur des territoires sous-marins de proximité auxquels on n’a pas accès habituellement.

Pascal Neveux : C’est d’autant plus surprenant dans une ville comme Marseille qui a quand même été pionnière dans les aventures scientifiques sous-marines.

Nicolas Floc’h : Oui, c’est très étonnant, mais c’est qu’il y a une fascination. D’une manière générale, l’homme regarde beaucoup plus la faune. C’est d’abord l’animal, on va essayer de le représenter au maximum, et même dans une vue paysagère, il est toujours prioritairement présent dans l’image. Si on ne l’inclut pas, alors on mettra un plongeur pour donner une échelle. Ce plongeur devient une sorte de clone qui traverse l’ensemble de l’iconographie sous-marine puisque rien ne ressemble autant à un plongeur qu’un autre plongeur. Cette représentation « paysagère » est très stéréotypée. Elle n’a pas réussi à s’émanciper de son schéma. Beaucoup de choses peuvent l’expliquer. Ce n’est pas juste une question technique d’outil de représentation ou d’accès au milieu, c’est une question de construction du regard et d’imaginaire associé, celui du biologiste, du sportif, de l’aventurier… Il y a effectivement cette notion de performance, aller sous l’eau est un engagement physique, ce n’est pas facile, c’est dangereux, il y a donc une mise en scène de la performance, on va se montrer, on est là, à cet endroit. Il y a là un parallèle avec l’espace, c’est un peu l’homme sur la Lune sauf que là c’est l’homme sous l’eau et il montre qu’il est là, dans chaque image. Avec « Paysages productifs », le volet Bretagne s’appelle « Initium Maris », le début de la mer, qui vient s’inscrire dans la continuité de la fin de la terre, le Finistère, extrême ouest de la Bretagne. On se définit toujours par rapport à la terre et la mer est pour beaucoup un plan d’eau. Dessous, c’est l’endroit où tout disparaît. En réalité il y a en moyenne 3 800 m de profondeur, c’est la quasi totalité du volume d’habitats disponibles sur la planète pour les espèces, pourtant on ne le connaît pas, on le considère peu. La zone que j’explore, jusqu’à 30 m, est la zone la plus connue car relativement accessible en plongée avec ou sans bouteilles. Des scientifiques, des biologistes l’ont explorée. Beaucoup d’images ont été tournées mais on l’a très peu questionnée, on l’a très peu regardée autrement qu’avec le regard du scientifique, autrement que comme un décor d’environnement extrême, donc on l’a peu investie avec la complexité des pratiques artistiques et théoriques contemporaines. Les pratiques sonores et cinématographiques ont sans doute davantage exploré ces espaces mais l’image fixe, dans sa diversité contemporaine, reste manquante. Ce livre comme l’exposition au Frac montrent le commun, le paysage principal de la zone photique (là où il y a de la lumière). On y voit une étendue de sable toute simple, des roches, des algues, parfois des forêts. La diversité, la richesse de cet environnement très particulier fait de variation de densité, de variation de lumière, d’espace fluide, apparaît dans les images. En Méditerranée, jusqu’à 15 m de profondeur, on voit encore la surface, on a ce miroir au dessus qui va parfois refléter le paysage, être irisé, traversé par les rayons du soleil et va créer une complexité dans le paysage. On est dans un environnement complètement différent qui est évidemment, pour un photographe, un plasticien ou un artiste en général, un endroit absolument fascinant à explorer.

Pascal Neveux : Et qui trouve toute sa pertinence aujourd’hui au 21e siècle, alors que comme tu l’évoquais, on a été nourris et éduqués par une iconographie du monde marin, une littérature des grands explorateurs, de Jules Verne en passant par tous les grands récits fondateurs qui, en fait, nourrissent la dimension fantasmatique, onirique, mystérieuse de cet univers marin et sous-marin mais qui, à aucun moment, n’a vraiment développé cette approche, un constat d’un milieu sous-marin qui n’a fait l’objet que de très peu d’intérêt aujourd’hui parce qu’il est effectivement invisible. D’où l’inscription aussi de ton travail dans une dimension éditoriale, il y a la dimension exposition mais le livre vient aussi rendre compte de cet engagement.

Nicolas Floc’h : Chaque élément est important, le livre, l’exposition, les photographies de la commande publique placées dans des lieux publics, l’usage d’images auprès des scolaires du territoire ou la diffusion par le parc national des Calanques auprès de publics divers, l’usage possible du fonds photographique par l’OSU-Phythéas ou d’autres instituts de recherche. Pour la Bretagne le schéma est le même avec d’autres acteurs comme l’Ifremer, le MNHN, les projets se définissent depuis le champ de l’art mais dépassent l’espace de son environnement habituel même si dans ma perception l’espace de l’art est sans frontière et peut exister de manières multiples. Pour revenir à l’iconographie, il y a une figure particulière, c’est Jean Painlevé. Il a justement montré les choses un peu différemment avec les moyens qu’il avait à l’époque, avec un regard moins normé et a fait quelque chose de très singulier. Mais il y a assez peu d’exemples de personnes comme lui qui vont réussir à s’affranchir de la construction iconographique générale liée à l’espace sous-marin et de la représentation héritée de la mise en scène de l’aquarium. La construction du paysage terrestre s’est faite par le biais de l’art, l’art joue un rôle très important dans les représentations qu’on se fait du monde. Une représentation est toujours variable, elle peut être re-questionnée, rejouée, redéfinie. Sur terre, l’accès étant beaucoup plus évident, de nombreuses personnes ont travaillé sur des sujets, avec des entrées très diverses, et la diversité de la création nous montre bien que les représentations sont sans fin, qu’elles se renouvellent éternellement, et heureusement ! Mais cela a été beaucoup moins travaillé sous l’eau. Il y a tout à faire sous l’eau, c’est pour cela qu’en école d’art, il y a des choses très importantes à mener en lien avec l’océan. C’est un territoire à explorer pour les futures générations d’artistes.

Pascal Neveux : D’autant plus dans un contexte mondialisé de prise de conscience des problématiques de réchauffement climatique, environnementales, écologiques, de responsabilité sociétale. On voit combien l’implication des artistes dans cette réflexion, au-delà des problématiques d’anthropocène, sont fondamentales aujourd’hui et surtout, au-delà du monde de la recherche, une entrée pour prendre conscience et pouvoir analyser et produire de façon artistique un regard nouveau sur cet environnement sous-marin qui nous est commun.

  1. Depuis un siècle, l’émissaire des eaux usées de la ville de Marseille est placé dans la calanque de Cortiou située au coeur du parc national actuel.