Scénarios odysséens
« Malevitch, en 1913, a inventé le carré. C’est une chance qu’il n’ait pas fait breveter cette invention. »1
Nicolas Floc’h est un gestionnaire d’une nouvelle économie de l’œuvre. Tour à tour producteur, maraîcher, pêcheur, concepteur de bureau, G.O. de garden-party, prestataire de services, il produit, et met l’œuvre, la matière transformée à disposition ; la consommation du « produit-art » peut, quant à elle, être prise en charge par le spectateur, ainsi invité à poursuivre le processus.
En élargissant le processus de production à l’imaginaire de l’autre, Nicolas Floc’h, faussement marxiste, nie l’originalité ou l’autonomie de l’œuvre, et joue avec distance de la désacralisation du geste créatif. Il imagine une structure ouverte, multifonctionnelle, abandonnée aux collaborateurs, danseurs, commissaires, spectateurs, chargés de définir une fonction, un possible scénario. La transitivité originelle de l’œuvre amène à l’intersubjectivité, au dialogue, cet entre-deux (entre le subjectif et le collectif) où s’origine le récit, la fiction.
Comment rendre compte de ces processus de production de valeur esthétique (ou d’usage) qui qualifient l’œuvre ? Comment représenter l’activité, les collaborations ? La photographie, l’archivage, le déplacement des contextes de production dans l’espace d’exposition ? La Structure multifonctions devient banque de données, moteur de recherches. Marcel Duchamp proposait un « musée portable », la Boîte-en-valise (1936-1941) qui compilait les reproductions et fac-similés de ses travaux. Épigone ?
Nicolas Floc’h ne rejoue pas les postures historiques, il se réapproprie les enjeux de l’art conceptuel pour les ouvrir au réel, et interroger non plus l’objet d’art en tant que tel, mais les conditions de son apparition dans l’espace public, son inscription dans le cycle économique, au « risque de sa disparition dans le flux commercial »2 .
Beer Kilometer. Il reprogramme ou post-produit la pièce de Walter de Maria, The Broken Kilometer (1973), substituant 6 015 cannettes de bières aux 500 barres de métal d’origine et invitant les visiteurs à activer cette installation devenue participative, performative 3
, archivée par des photographies.
Il s’approprie les formes picturales historisées et recycle en wall painting un motif de croix du XIIe siècle dont Malevitch pourrait tout aussi bien revendiquer la propriété intellectuelle. Enfin, ignorant les frontières disciplinaires, il déplace ou traduit la question centrale du corps, nécessairement engagé dans l’activité artistique, de la danse aux arts plastiques.
Performance Painting #3. Au mur, des tapis de danse portant la mémoire du corps des danseurs, pas et frottements. Passage de la toile du plan horizontal au plan vertical, prolongement du corps face à la toile, « drippings », tout nous ramène à l’icône, Jackson Pollock, et aux photographies d’Hans Namuth qui, en 1950, consacra la spectacularisation du geste pictural.
Les œuvres de Nicolas Floc’h sont des structures odysséennes, opérant un éternel retour aux motifs traditionnels de la peinture, aux processus d’émergence du geste, à l’ontologie de l’œuvre d’art et aux systèmes de représentation.4 Tout est finalement histoire de cycle, de cercle, d’économie, d’intertextualité.
(5) Julia Kristeva, Recherche pour une sémanalyse, 1969. « Tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. À la place de la notion d’intersubjectivité s’installe celle d’intertextualité. »
Entretien Frank Lamy et Julien Blanpied, in Nicolas Floc’h. Structures odysséennes, cat. exp., MAC/VAL, Vitry-sur-Seine, 2006.Lire l'entretien ( pdf )
- Paul Westheim, in Das Kunstblatt, vol. 2, 1923, p. 319. Cité par Didier Semin, in Le Peintre et son modèle déposé, Genève, Mamco, 2001, p. 25. ↩
- Jean-Marc Huitorel, « Nicolas Floc’h », in Art Press, n° 256, p. 80. ↩
- Cette référence se double de l’allusion plus lointaine aux Stoppages-étalon de Marcel Duchamp, unités de longueur d’un homme saoulé à la bière. ↩
- Jacques Derrida, Donner le temps, 1. La fausse monnaie, Paris, Éd. Galilée, 1991, p. 17. « Outre les valeurs de loi et de maison, de distribution et de partage, l’économie implique l’idée d’échange, de circulation, de retour. La figure du cercle est évidemment au centre si on peut encore le dire d’un cercle. Elle se tient au centre de toute problématique de l’oikonomia, comme de tout champ économique : échange circulaire, circulation des biens, des produits, des signes monétaires ou des marchandises, amortissement des dépenses, revenus, substitution des valeurs d’usage et des valeurs d’échange. Ce motif de la circulation peut donner à penser que la loi de l’économie est le retour - circulaire - au point de départ, à l’origine, à la maison aussi. On pourrait ainsi suivre la structure odysséique du récit économique. L’oikonomia emprunterait toujours le chemin d’Ulysse. » ↩