Soleils Noirs
_Vues de l’exposition Soleils Noirs à la biennale de Cuba 2019, galerie de l’Alliance Française.
Photo : Yves Trémorin_
Soleils Noirs, 2009
Tirages Lambda sur aluminium 60 x 80 cm ou 80 x 60 cm
16 planches en trichromie sur papier Ideal vernis 300g, avec un texte de Jean marc Huitorel, dans un étui 310 x 230 mm.
Une beauté de la liaison.
Les images récentes d’Yves Trémorin relèvent de la catégorie des électronogrammes et, de ce fait, elles inaugurent ce qu’on pourrait appeler, au moins dans le domaine de l’art, la période post-photographique. Ces images sont obtenues au moyen d’électrons bombardés dans une chambre à vide, sans air donc, et sans la lumière que nous percevons ordinairement en milieu ouvert. Les sujets placés sur la plateforme dans ladite chambre sont, de par la taille réduite de celle-ci, de petites dimensions. Ils sont fixés par un point de colle afin qu’ils ne s’envolent pas au cours des mouvements de la plateforme. On les saupoudre à l’or pour les doter d’un corps conducteur. Cela exclut forcément l’humidité. La machine en question, pour tout dire, est un microscope électronique. Ce qu’on appelle les électrons secondaires sont récupérés et transférés sous forme d’images, par des capteurs, sur l’ordinateur où elles sont enregistrées. Dès lors la manipulation se fait sur écran au moyen d’un joystick. Les décisions de l’opérateur sont de ce fait assez réduites bien qu’à certains égards elles rappellent la classique séance de pose. L’image est ensuite travaillée avant d’être tirée sur papier chromogène brillant, et encadrée. L’accès à cette technologie fut fourni à Trémorin en 2009, via Stéphane Doré, directeur de l’école d’art de Bourges, par le laboratoire de l’IUT de mesures physiques de cette ville, alors dirigé par Jean-Pierre Martin, un passionné d’images. Dès 2004, alors qu’il commence à recourir au numérique, Yves Trémorin s’était intéressé à la reconstitution d’objets visuels qui évoquaient l’imagerie scientifique, sans grand rapport toutefois avec ce qu’il présente aujourd’hui.
Voilà pour le contexte et le processus. Mais qu’est-ce qui nous est donné à voir, et, parce que ce n’est sans doute pas la même chose, que voyons-nous ? Ce que l’on regarde est déjà tout imprégné de ce que l’on sait, mais aussi de ce que l’on désire, et de l’œuvre d’Yves Trémorin on sait déjà beaucoup. Et ceci, en premier lieu, qu’il photographie au plus près les corps, les peaux, les objets et les plantes : un œil scalpel, comme si sa formation scientifique avait depuis toujours posé et structuré son point de vue autant que son savoir-faire. Dans un premier temps de son travail, c’est son corps tout entier, collé à l’appareil photo qui s’approchait du sujet, qui faisait corps avec celui-ci. Une rupture s’est opérée avec La Dérivée Mexicaine où le fond noir posait une instance visible à la représentation, conférant aux sujets une dimension plus sculpturale, moins organique. Comme s’il avait cherché à découper des objets dans le continuum du réel, à les présenter autant qu’à les représenter et que, ce faisant, il parvenait à instaurer puis à maintenir le lien entre les choses, cette équivalence des êtres et des choses qui fait la grandeur du cinéma de Robert Bresson, par exemple. Michel Poivert a très justement dit à propos de La Dérivée Mexicaine, et contre Walter Benjamin, combien la reproduction était porteuse d’aura ; et l’on sait par ailleurs l’attention mutuelle et la proximité qui existèrent entre Trémorin et Gilles Mahé, celui qui, plus que quiconque, sut doter de simples photocopies des qualités de l’icône. C’est à ce point de son œuvre qu’Yves Trémorin s’en est allé voir du côté de l’imagerie non photographique.
Ce que nous voyons apparaît en noir et blanc. Ce que nous voyons, soigneusement tirée et encadrée, l’artiste ne l’a pas vu, du moins pas strictement sous cette forme, avant l’opération de capture d’image : le sujet enfermé dans la chambre à vide, minuscule… Et cependant, ce que nous voyons ne relève pas de la pure construction technologique : cela existe bien dans le réel ; ce sont pour la plupart des insectes, coléoptères, abeilles, mouches, papillons, moustiques… Plus exactement, des fragments de corps, un bout d’aile, un dard, les poils autour de l’œil. Ce sont des fragments et pourtant les images d’Yves Trémorin ne sont pas à considérer comme des synecdoques (ces figures de rhétorique qui disent le tout par la partie) car ici, chaque réalité visuelle ainsi obtenue revendique sa totale autonomie : une image est toujours une image totale, son hors-champ étant à verser au dossier de l’imaginaire. Cette autonomie des images, au-delà de son principe même, est obtenue par un long et patient travail sur ordinateur (Photoshop en l’occurrence) confié à son collaborateur Denis Fernandez-Quintanilla avec lequel l’artiste dote ces images plates de toute la subtile épaisseur formelle et chromatique (la gamme des gris) par laquelle elles nous séduisent. L’opération consiste ici à ramener des images destinées à des usages scientifiques dans le champ esthétique sous l’apparence et les conventions de la photographie. Et si elles sont tirées avec tant de soin, c’est moins dans le but d’obtenir l’émotion forcément factice émanant d’un réel manipulé que ce que l’artiste nomme lui-même « l’émotion physique du papier ». Ainsi, ce que nous voyons semble parfois venir des catégories de l’histoire de l’art et de la photographie : ici un paysage, là une étude digne d’un Hollandais du 17ème siècle ou de Karl Blossfeldt ; tantôt un fouillis végétal sans repères comme dans certains tableaux de Max Ernst, tantôt quelque drapé issu d’un maître classique ou d’un primitif de la photographie.
Ces images récentes d’Yves Trémorin se caractérisent par une indécidabilité très énergique, une beauté qui, à la fois, vient de nulle part et du cœur du monde, une beauté qui procède de l’invention autant que de la connaissance, une beauté de la liaison. Seuls les grands artistes sont à même d’assurer la continuité du réel.
Jean-Marc Huitorel, Rennes, novembre 2011.