Garderas-tu cet éclat ?
Les deux rives pittoresques du fleuve semblaient se déplacer latéralement, comme ces panoramas de théâtre qui se déroulent d’une coulisse à l’autre. Par une sorte d’illusion d’optique, à laquelle se faisaient inconsciemment les yeux, il semblait que la Jangada fût immobile entre les deux mouvants bas-côtés.
Jules Verne, La Jangada, chapitre XI, 1881
S’il fallait proposer à Charlotte Vitaioli une marraine artistique, je lui choisirais volontiers Sophie Taeuber-Arp, bien que celle-ci fut plus adepte des expressions abstraites que sa filleule de circonstance qui explore le plus souvent, sans renier pour autant les compositions géométriques, une multiplicité de représentations inspirées de la réalité. Mais l’une et l’autre entrent en totale connivence lorsqu’elles s’accordent l’entière liberté de déplacer constamment leur pratique. Passant du dessin au feutre à l’objet, de l’installation au tissage, de la peinture à la broderie, du tapis au costume… elles transgressent la hiérarchie des catégories académiques, comme les techniques et les frontières entre les arts décoratifs, les arts appliqués et les beaux-arts. Cette attitude, qui accorde à l’artisanat une égale reconnaissance face aux arts dits majeurs, fait ressurgir une tendance ponctuellement repérable dans histoire de l’art, notamment au cours du XIXème siècle ainsi qu’en France, juste après la Seconde Guerre mondiale. En réaction à l’industrialisation et au développement des fabrications mécaniques, lors de la création vers 1860 du mouvement Arts & Crafts en Angleterre, William Morris et John Ruskin promurent le renouveau des pratiques artisanales traditionnelles, tels l’ébénisterie, le vitrail, la tapisserie ou la céramique, afin de replacer leurs potentiels créatifs dans le cercle des beaux-arts. Renouant avec l’image d’un passé médiéval idéalisé, la fusion des compétences de l’artiste et de l’artisan devait servir de modèle à tous les plasticiens. Bien qu’excluant toutes références aux esthétiques du passé dans leurs créations, les membres du Bauhaus contribuèrent également à cette entreprise de décloisonnement, installant conjointement dans chaque atelier de l’école de Dessau, deux enseignants, un maître artisan et un artiste. Aujourd’hui, comme une réaction à la généralisation des productions numériques, aux créations réalisées par délégation et aux œuvres usinées en série, par une relance d’intérêt pour le travail de la main, il y a tout lieu de penser qu’un même état d’esprit renoue actuellement avec cet engouement pour des expressions artistiques au plus près de la diversité des matériaux et des matières, plus légitimes à s’intégrer aux espaces de vie domestique. Avec les propositions artistiques de Charlotte Vitaioli, la maison des Zervos apparaît ainsi comme l’écrin naturel pour accueillir ses réalisations de peintures, céramiques, dessins, tapisseries et autres objets d’inspiration ethnique.
Charlotte Vitaioli présente au commencement de son parcours une curiosité marquée pour les peintres préraphaélistes anglais qui affectionnaient l’esthétique de la Renaissance italienne d’avant la peinture de Raphaël. Elle s’est attachée particulièrement à l’oeuvre d’Edward Burne-Jones dont les figures angéliques de son Escalier d’or (1880) auraient pu inspirer sa performance Les Nébuleuses (2015). A moins que l’univers des fêtes de la Sainte-Lucie évoquées dans les aquarelles de Carl Larsson n’ait attiré son attention lorsqu’elle mit en scène les tableaux vivants de ces jeunes filles, en robes immaculées et aux longs cheveux couronnés de lierre. Mais de cet intérêt l’artiste n’en a pas fait une exclusive dans ses travaux, loin de là, puisque sans complexe elle y entrecroise des représentations très variées de gravures venues d’Extrême-Orient, de peintres dits pompiers, d’objets amérindiens et de clins d’oeil au cinéma italien. Quelques fois ses références deviennent gigognes lorsque le regard de Charlotte Vitaioli se porte, comme actuellement, sur les peintures des Nabis ou les lithographies d’Henri Rivière qui, eux-mêmes, furent subjugués à leur époque par les xylographies japonaises.
Puisant abondemment dans un catalogue d’œuvres majoritairement reconnaissables, l’artiste ne souhaite nullement nous piéger par ses emprunts mais désire en déplacer le sens premier, gommer le contexte de leur apparition. Les citations dans ses compositions sont donc rarement cryptées, chacun y retrouvera aisément ses repères, malgré les déplacements opérés pour intégrer les images dans un contexte où elles dialoguent les unes avec les autres, se perturbent ou se métamorphosent en partie. Ce qui pourrait n’être qu’un séduisant syncrétisme visuel s’avère être, grâce par exemple à la rigueur architecturée d’un polyptyque gothique (Good bye Marilyn, 2014), comme une mosaïque d’écrans où se côtoient de multiples chaînes télévisées qui déversent un foisonnant monde en mouvement dont on ne gardera en souvenir que quelques brides. Cette construction kaléidoscopique brassant une histoire globale et chahutée des arts plastiques, tout aussi repérable dans des oeuvres à plus petite échelle, pointe d’emblée la complexité de nos réminiscences visuelles. Cependant, le spectateur ne devra pas se laisser étourdir par ce potlatch de références jetées sous ses yeux, sinon prendre conscience d’une entreprise délibérée de rétention de ces icônes par l’artiste, à toute fin d’en édifier un cadre rassurant pour un panthéon personnel.
Dans des rapprochements initiés par l’artiste, sans rapport avec des collages surréalistes, le Mont Saint-Michel se retrouve posé à l’horizon de La Vague d’Hokusai (c. 1830) au-dessus d’un corps de gisant à tête de crocodile, et cela apparaît presque dans l’ordre des choses. L’Arrivée du Pardon de sainte Anne de Fouesnant (1887), le tableau du peintre Alfred Guillou conservée au musée de Quimper, devient une scène où la barque du culte marin transporte des jeunes filles de blanc vêtues aux côtés d’un éléphant placé sous la bannière symbolique d’une lune, qui n’est autre que celle du film de Georges Méliès, éborgnée par la fusée de Jules Verne. Non loin de la scène, une sirène, un cosmonaute américain, un transis, un totem indien, des natures mortes flamandes aux vases de fleurs… organisés autour de la figure centrale de Lola Montès, telle qu’elle apparaît en robe de mariée dans le film éponyme de Max Ophüls (1955). Pour fabriquer ces métissages mêlant les cultures savantes et traditionnelles, les systèmes de représentations et les techniques, Charlotte Vitaioli s’autorise pour les rassembler à les traduire picturalement avec une prédilection pour les outils renvoyant aux apprentissages de la jeunesse, la gouache et le stylo feutre. Ces représentations de toutes sortes ne sont plus que des images dessinées, parfois transposées en tapisserie d’Aubusson (La Voce della Luna, 2016), mises à distance dans des énonciations successives en rupture avec leurs propres sources historiques. Elles sont devenues des images d’images, singulièrement muettes comme les personnages hiératiques de ses vidéos.
Dans son court métrage en noir & blanc L’Heure bleue (2017), évoquant à nouveau le Pardon de sainte Anne de Fouesnant, des embarcations arrivent d’un lointain mystérieux. Portées par le courant d’un lac, elles glissent insensiblement pour mener inexorablement des adolescentes vers un destin funeste, prisonnières de ces barques qui leur ôtent tout espoir d’échapper à leur sort. Nymphes des eaux, prêtresses païennes ou martyrs chrétiennes, en saura-t-on plus sinon qu’elles se soumettent sans révolte à cette lente dérive. Les divinités des profondeurs aquatiques qui réclament le sacrifice de ces jeunes vierges, engloutiront irrévocablement ce qui semble être leur dû. Repérable dans une œuvre antérieure avec un canoë contenant un corps suggéré par un longue robe blanche, Albertine disparue (2016), ce thème théologique ancestral a produit pendant des siècles une imagerie religieuse et populaire. Il a fait florès dans la peinture académique de seconde moitié du XIXème siècle avec, parmi tant d’autres, l’Ophélia (1851) de John-Everest Millais, Les Enervés de Jumièges d’Évariste Luminais (c. 1880), La Dame de Shalott (1888) ou Hylas et les nymphes (1896) de John-William Waterhouse… En réinterprétant les traditions nordiques ou bretonne, les mythes gréco-latins, les légendes arthuriennes, le Pop’ Art comme les mouvements artistiques plus actuels, c’est à ce fonds patrimonial de nos mémoires collectives que Charlotte Vitaioli a recours pour en désincarner les images, leur ôter toute puissance expressive dans un espace atemporel, coupés de leur récit originel.
Dans Le Chant des Corbeaux (2016) que Charlotte Vitaioli et Joachim Mauvoisin ont réalisé également en noir & blanc, le contenu mystérieux de la vidéo est redevable principalement du vocabulaire cinématographique en ce sens où le montage des plans successifs suffit à instruire une œuvre sans parole, un film sans scénario explicatif. L’énigme permanente qui traverse toutes ses séquences en devient progressivement l’unique intrigue. C’est un réalisation autotélique, c’est-à-dire qui s’accomplit par elle-même, une résurgence contemporaine d’un « Art pour l’Art » où l’œuvre n’aurait pas d’autre finalité qu’elle-même. Voilà qui justifierait, par ailleurs dans d’autres champs expressifs, que les vitraux de Charlotte n’aient pas de fenêtre à occulter, que ses totems soient dénués d’adresse à un dieu quelconque, que ses tissus peints posés sur des rouleaux se détachent des murs comme mis en exergue de toute fonction utilitaire, narrative aussi bien que décorative.
Cependant, l’éloignement de ses œuvres d’un discours personnel, d’un propos sentimental, de la revendication d’un contenu n’est peut-être qu’apparent. Par son titre Garderas-tu cet éclat ? Charlotte Vitaioli nous suggère discrètement une anxiété devant l’irrévocable cours du temps. Elle affirme pour atténuer cette appréciation que le titre lui est apparu comme un flash, sans idée préconçue. Serait-ce moins vrai pour autant ? Les iconographies d’époques passées, plus ou moins lointaines, se sont en réalité substituées dans ses productions à des épisodes heureux qu’elle souhaite personnellement se remémorer. Cette mélancolie, somme toute romantique, la conduit à retrouver un monde sans aspérité, sans charge émotive forte, à travers les images figées dans les codes idéalisés d’un éternel été saisi à son apogée. Dans un ensemble de gouaches présentées en diptyque dans une sorte d’album à colorier, des visages de jeunes femmes cadrés comme les portraits de Roy Lichtenstein ou Alex Katz, alternent avec une aurore au bord de mer, des pinèdes en contre-jour, le sable des plages, des fleurs épanouies, les reflets sur l’eau et des sous-bois ; rien qui puissent offrir une place pour l’hiver, ni la pluie, ni les chaos terrestres. Même les montagnes de Charlotte Vitaioli soignent leurs silhouettes adoucies pour s’étager sans heurt de plans en plans jusqu’à l’horizon. Gainsbourg chantait « fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve » et Charlotte s’émeut de ne pouvoir le retenir qu’en image afin d’en ressasser des souvenirs de bien-être et des moments heureux du passé. Les Ukiyo-e, les estampes japonaises d’un « monde flottant », auxquelles naturellement l’artiste pense, sont des gravures où toutes les scènes de la vie ne sont qu’illusions qui perdurent, mais sont, suivant un enseignement bouddhiste, des invitations à poursuivre et éterniser ces plaisirs fugitifs.
Sans affect perceptible, dans une exécution presqu’enfantine excluant les détails, la peinture à la gouache de Charlotte Vitaioli est appliquée avec le souci de faire se succéder les espaces en plans bien circonscrits puis à délimiter consciencieusement des formes aux graphismes épurés, comme à laisser apparents des ruptures dans sa déclinaison des dégradés. Ainsi l’artiste tient-elle à distance l’amateur de représentation vériste afin de le ramener à la conscience d’être en face d’une représentation. L’utilisation de formes simplifiées réalisées avec des a-plats de couleurs, à mi-chemin entre l’exécution soigneuse et un non finito, marque ce refus des esthétiques réalistes et des transcriptions objective du réel. Faire durer les images de cette nature, pastorale, sylvestre ou marine, épargnée de toute activité et avidité humaine, s’avère un refuge mais aussi le faux-nez d’une réelle inquiétude qui obnubile l’artiste.
Alors revenons à La Dame de Shalott, la peinture de John-William Waterhouse inspirée d’une légende arthurienne décrite dans un poème d’Alfred Tennyson. Une jeune fille, suite au sort qu’une fée lui a jeté, est condamnée à vivre enfermée dans une tour d’où elle ne peut regarder la réalité, sous peine de malédiction, qu’à travers les reflets d’un miroir. Des scènes de la vie extérieure qu’elle peut observer, elle en extrait les motifs d’une tapisserie qui s’allonge quotidiennement. Un jour elle aperçoit dans la glace le beau chevalier Lancelot dont elle est amoureuse et se précipite à sa fenêtre pour le voir. Le miroir se brise instantanément et sa tapisserie se dénoue. Son sort est désormais scellé, elle est poussée dans une barque qui la fera dériver jusqu’à la mort. Alors quel est donc ce sort qu’a subit Charlotte Vitaioli pour préférer le miroitement des images au monde de la réalité ? Pourra-t-elle rester entourée des toiles peintes de son installation Saudade (2018), qui recouvrent les murs de la chambre de Christian Zervos, sans vouloir sortir du décor par une porte dérobée comme le héros du film de Peter Weir, Truman Show ?