Eva
Taulois

25.04.2024

Eva Taulois la cantatrice

Sophie Lapalu, 2011

Joséphine est une cantatrice dont le chant, parfaitement commun, ne saurait se distinguer du «sifflement»1 de ses congénères, les souris, si ce n’est par le seul fait singulier que Joséphine «se plante là en grande pompe pour ne faire rien que de banal»2 .

Eva Taulois est une jeune artiste brestoise, qui ne fait rien que de s’approprier des savoir-faire spécifiques auprès de personnalités rencontrées au grès de ses résidences, et déplacer des gestes fonctionnels pour qu’ils deviennent autant d’outils plastiques, les plantant «en grande pompe» dans un espace d’exposition.

Franz Kafka, dans la dernière nouvelle qu’il rédigea en 1924 avant de mourir, Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, démontre que «la perfection inconsciente du geste ordinaire retarde la saisie de son caractère artistique. Au contraire, une certaine imperfection du geste déclare son appartenance à l’art, avant de rejaillir sur ceux, “parfaits” et peu conscients, qu’elle révèle à euxmêmes.»3 Par le « un peu moins bien » qu’elle réalise, Eva Taulois intègre au domaine de l’art des savoirs faire dont la perfection mènerait à l’oubli. Par les objets qu’elle crée, les gestes qu’elle reproduit, elle ne signale pas un manque à pallier ou une perfection à atteindre, mais creuse un écart, crée une distance vis-à-vis des normes. «C’est bien en effet sous forme […] de petite(s) différence(s) – d‘“infra-mince” dirait Duchamp – que se laisse appréhender un coefficient d’art qui, simultanément, déclare l’appartenance du geste qu’il informe au domaine de l’art, et intègre à ce domaine élargi l’ordinaire des gestes qui paraissaient en être exclus»4 . Par de «petites différences», elle offre une conscience accrue, une consistance épaisse aux modes de production, oubliés dans leur banalité dissimulée.

Ta pratique a évolué dernièrement ; de la question de la place du vêtement dans l’espace domestique, tu as dévié vers la notion «d’usage» de manière plus générale. J’ai l’impression que tu nous demandes : comment décaler certains usages, tromper la fonction ? Tu déplaces les connaissances qui te sont transmises, tu détournes des gestes…

Ce qui définit le terme usage, soit «la pratique, la manière d’agir (ancienne et fréquente), sans impératif moral, qui est habituellement et normalement observée par les membres d’une société déterminée, d’un groupe social donné» est fondamental dans mon travail. L’aspect social – relatif à la vie des hommes en société - aussi. Quand j’étais aux beaux-arts de Brest, le linge était une source d’inspiration et je l’envisageais comme un outil, l’élément générateur qui se détache et abandonne beaucoup de son indentification. Ce qui m’intéressait n’était pas tant sa fonction première, mais la façon dont il est orchestré dans l’espace domestique : mis en valeur lorsqu’il est porté, il est le reste du temps rangé, dissimulé selon un ordonnancement signifiant et plastiquement évocateur. Ainsi, dans mes pièces, sa fonction devenait insaisissable, comme une écriture à la fois étrange et familière…

  • Extrait d’un entretien avec Sophie Lapalu en mai/juin 2011 -

Télécharger : entretien-lapalu-taulois-2011-1.pdf

  1. KAFKA Franz, «Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris», in Un jeûneur et autres nouvelles, trad. de l’all par B. Lortholary, Paris : Flammarion, 1993, pp. 90-91.
  2. Idem
  3. ANTOINE Jean-Philippe, Un art exemplaire : la conférence-performance, PDF de la programmation du Nouveau Festival du Centre Pompidou, 2009, disponible ici, p.33
  4. Idem