Eva
Taulois

25.04.2024

La couleur des corps en jachère

Texte de Liza Maignan avec la participation du Réseau documents d'artistes, 2024

Sur le quai de la gare, j’observe les personnes qui attendent leur train. Comme moi, iels ont acheté un billet à bas prix, comprenant un voyage sans bagages volumineux, sans prise électrique, sans wagon bar – la promesse d’un voyage en toute légèreté, sans la charge mentale d’être encombré·es par une valise trop lourde, un téléphone sans batterie et un estomac vide. Il semblerait d’ailleurs que seul un corps mince puisse être à l’aise en troisième classe. Les ingénieur·es des trains low cost partent-iels du principe que les personnes précaires se nourrissent peu et peuvent ainsi s’entasser allègrement sur ces demi-sièges, ou est-ce qu’iels auraient misé sur une grossophobie assurément rentable ? Les corps des personnes que j’observe semblent devoir s’adapter continuellement à leurs conditions et sont pour la plupart habillés de la même manière : un défilé de la fast fashion imitant les patrons des grandes maisons – version mal coupée, mal cousue. Leurs silhouettes figées au bord des rails, comme des mannequins sur un podium de béton, sont symptomatiques d’une tentative de transclasse par le style : atteindre un semblant de première classe, enveloppées dans le mensonge de ces matières qui nous font suer, qui s’effilochent, qui boulochent, qui rétrécissent. Des ersatz de looks, dénichés dans des magazines qui datent de la saison dernière, car la fashionista précarisée a toujours un train de retard. Le rythme des valeurs sur les rails de nos existences.

Mon train est à destination de Nantes. Eva était déjà adulte lorsqu’elle s’est installée dans cette ville avec son compagnon Pierre, peu de temps avant la naissance de ses enfants, Ferdinand et Octave. En arrivant en bas de chez elle, je ne trouve pas la porte d’entrée de son immeuble, je connais seulement la grande baie vitrée de son atelier, situé dans l’impasse ensoleillée qui longe le bâtiment et dans lequel je suis venue une première fois, plusieurs mois auparavant. Entre-temps, nous nous sommes revues quelques fois à Paris, pour déjeuner avec Jean-Philippe et Clara, d’autres protagonistes de ce livre. Une autre fois, nous nous sommes vues seulement toutes les deux, un soir de printemps où il faisait très froid. Emmitouflées en terrasse, dégustant des nems en buvant des bières, nous avons parlé d’art contemporain et de ce qui traversait nos vies à cette période. J’ai le souvenir que nous avons ri avec sincérité et avons été émues de la rencontre de nos pensées communes sur le monde. Eva était à Paris pour réaliser une œuvre dans l’espace public, dans une piscine municipale plus précisément. Elle avait passé toute la semaine sous la pluie, à peindre. Dans ce livre, nous ne parlerons pas beaucoup des moments où Eva travaille à l’extérieur : sous la pluie, au bord de la mer, en haut d’un échafaudage, mais nous parlons de ce qu’il se passe à l’intérieur : à l’intérieur de son travail et à l’intérieur d’elle-même.

Eva révèle à haute voix les strates cachées qui composent son travail et le·la font tenir sur ses deux pieds et les cinquante-deux os qui nous permettent de garder l’équilibre.
Aujourd’hui, avec Eva, nous travaillons dans les strates de la parole, entre les lignes de nos idées qui rebondissent les unes sur les autres. Depuis le premier jour où nous nous sommes rencontrées, nous parlons beaucoup, je dirais même : on bavarde, on papote, on déblatère, on énonce, on potine, on raconte, et chaque mot que nous employons dans ces différents exercices de la parole pourrait être une entrée à l’écriture de ce texte. Les fois précédentes, je n’ai rien enregistré de nos échanges, espérant que certaines réflexions se manifestent d’elles-mêmes, sans que ma conscience les convoque. Dans cette spontanéité de l’instant, nous ne maîtrisons pas les silences et les bégaiements qui se logent entre notre pensée et notre énonciation : on se coupe la parole, on acquiesce en murmurant des interjections, on sous-titre la parole de l’autre dans notre tête, on dédouble une pensée qui nous précède pour la changer, l’assumer ou la noyer. Il me semble que cette délicate indécision surgit dans les gestes des peintres sans sujets. Celleux qui laissent place à la maladresse, comptant seulement sur la peinture, qui, elle, ne peut pas être autre chose qu’elle-même.

Ce matin-là, on attend de savoir qui sera notre Premier·ère ministre. Après avoir bu plusieurs cafés, accompagnés de discussions informelles pour updater nos vies respectives entre les gouttes de pluie qui tombent sur la petite terrasse en bois, nous décidons d’aller faire des courses au marché. Cette activité se place au-delà de notre envie de travailler ensemble, car nous avions précédemment évoqué notre envie de partager des repas, ce qui nous semblait être une forme de travail en soi. Pour cette même raison, j’ai fait le choix de rester dormir dans son appartement, nous permettant de partager des moments du quotidien : travailler dans les marges. Nous avons traversé la ville à vélo, discuté avec des commerçant·es, arrangé un bouquet de fleurs composé de quelques brindilles aux fleurs violettes, de deux hortensias roses, de petites fleurs blanches et jaunes et de branches d’eucalyptus, une bonne technique pour créer des bouquets à moindre coût. En regardant le fleuriste préparer notre arrangement, nous réalisons que nous avons toutes deux une obsession pour les hortensias (elle pour leurs couleurs et moi, parce qu’elles sont belles, même lorsqu’elles fanent). Eva me parle des changements de couleur des hortensias, influencés par le changement de pH de la terre : les pétales peuvent ainsi passer du bleu au rose et au violet. Quelques heures plus tard, dans l’atelier, Eva me confie que les fleurs, qu’elles soient fraîches ou fanées, ont une présence particulière dans son quotidien : elles influent sur sa manière de vivre avec les couleurs, de les regarder changer et de les convoquer. Eva me raconte son expérience au musée des Beaux-Arts de Lyon, lorsqu’elle découvre le Salon des Fleurs, une section dédiée aux peintures de fleurs : des exercices techniques réalisés au XVIIe siècle par des peintres à partir de bouquets de fleurs, cueillis chaque matin et déposés dans une salle d’étude de l’école des Beaux-Arts, pour réaliser des motifs floraux à des fins de production de pans de soie par les tisserand·es. À la manière de ces peintres, Eva réalise des peintures de fleurs sur des tapis et des housses en tissu. Sous ses coups de pinceau, les motifs floraux deviennent des abstractions, qui se font absorber dans les fils de coton. L’exposition Make Yourself Comfortable 1 proposait aux visiteur·euses de prendre un temps de repos et de s’installer confortablement sur des banquettes peintes, disposées face à la fenêtre qui donne sur la rue, afin d’observer le spectacle de la ville : les passant·es qui se croisent sur le trottoir, la colline de Fourvière, immobile, elle, pour l’éternité, deviennent le sujet central de l’exposition. L’expérience de l’œuvre est inversée, retournée sur elle-même, et les spectateur·rices expérimentent l’exercice du regard depuis le point de vue des œuvres.

De retour du marché, nous déjeunons sur la terrasse sous un parasol vert qui abrite nos paroles intimes. En arrivant dans cet appartement quelques heures auparavant, la première chose qui m’avait frappée était l’organisation d’une vingtaine de vases en céramique de tous genres, provenant d’horizons divers : productions d’artistes, souvenirs familiaux et autres objets insolites, tous disposés sur le dessus d’un mur formant une sorte de plateforme en escalier. Cet arrangement décoratif me rappelle The Sunday Curator, une série d’images du duo It’s Our Playground 2 autour de la question de ces assemblages d’objets que nous faisons à l’intérieur de nos maisons, sur le rebord d’une fenêtre, d’une cheminée ou d’une étagère, créant des micro-expositions domestiques. Dans cet ensemble d’objets, je reconnais un miroir rond soutenu par une structure en bois lisse. Je suis dans la cuisine d’Eva et Pierre, je cherche une ancienne publication dans les archives de mon compte Facebook : dans ce miroir rond, je me suis photographiée. Nous sommes en 2016, je suis encore étudiante en école d’art et à la suite de la visite de l’exposition, je note consciencieusement dans mon carnet noir : « Ambiance d’aujourd’hui / Eva Taulois + It’s Our Playground / Mains d’Œuvres / Saint-Ouen / 2016. » Cette exposition avait pour point de départ la notion de « musique d’ameublement », inventée par Erik Satie en 1917, d’où découle le genre musical dit « ambient », composé de nappes sonores qui se déploient, tel un décor sonore dans l’espace d’exposition. Alors que j’écoute les enregistrements de nos deux jours de discussions, à plusieurs reprises Eva me fait écouter des musiques qui suspendent nos discussions assidues pour laisser place à des digressions autour d’une cigarette sur le bord de la baie vitrée. Je n’entends plus que nos voix qui se dissipent dans le fond de mon enregistrement, les paroles de la marge recouvertes par des nappes musicales qui deviennent un dialogue abstrait, symptôme de la maladresse de la journaliste que je ne suis pas. Nos paroles se diluent comme la peinture sur le verso d’une toile, absorbée dans les fils de coton d’un tapis ou les coutures dans le revers d’un patchwork de tissus.

Vinciane Despret, à propos de la communication avec nos morts, évoque l’exploration de l’incertitude de l’énigme : une énigme n’est pas un mystère, il n’y a pas de réponse à l’énigme 3 . Elle est une épreuve, dans laquelle nous pouvons énoncer la possibilité d’un « peut-être », fermant la voie à d’autres hypothèses, à d’autres versions qui, elles, restent là.
Pareilles à des énigmes, les expositions d’Eva sont nourries et composées de versions en attente, qui offrent aux visiteur·euses la possibilité d’accéder à la pensée de l’exposition et ses hypothèses. Accompagnée de collaborateur·rices et complices 4 , Eva écrit les scénarios de l’exposition Ni dans les rouges-gorges ni dans les bisons 5 . À la manière d’une troupe de théâtre, iels écrivent une chorégraphie dans laquelle les sculptures deviennent les actrices, dirigées par des voix qui dictent la diversité de leurs mouvements. Dans l’épaisseur de ces paroles, la possibilité d’une autre rencontre entre les formes, l’espace, le temps et les couleurs. Alors que ces mots archivés résonnent sous des parasols colorés déployés, les spectateur·rices observent la documentation des corps-palettes qui manipulent ces sculptures blanches, immaculées, sans qu’aucune couleur ne les tache, autrement que celle des radiations de notre imagination. Ces présences fantomatiques rôdent en coulisse, entre les câbles électriques et les caméras, pris sur le fait de la manipulation par l’acte photographique. Ces corps en action deviennent les doublures des personnages-sculptures qui dansent leurs multiples apparitions.

Pour les plus attentif·ves d’entre nous – ou alors les plus maniaques, il arrive qu’en la présence d’autrui dans son espace domestique, le simple déplacement d’un objet d’une place habituelle à une autre puisse créer une sensation de déséquilibre irrationnel. Cette sensation de vertige serait celle que certain·es visiteur·ses pourraient ressentir en doublant leurs visites dans l’exposition Elle parle avec des accents 6 , au sein de laquelle l’équipe de l’institution opérait tout au long de l’exposition des micros-gestes de déplacement des sculptures dans un « ballet silencieux 7  » qui manifestait une attention particulière à l’exercice du regard, comme on observe « une poussière sur la brindille » (une image empruntée à l’autrice Johana Blanc 8 , qu’Eva convoque dans sa pratique d’artiste et d’enseignante auprès des étudiant·es).

La pensée souple et les gestes fluides d’Eva se diluent dans l’interstice du temps de l’avant et de l’après, dans les suites qui s’échappent et éloignent la fin. Eva ne cherche pas à épuiser les formes, mais envisage la suite comme l’expérience des possibles, à la recherche d’un équilibre entre satisfaction et frustration. Dans la fragilité qu’engendre l’exercice de donner la vie, Eva-artiste avait prévu la suite : celle d’une vie à l’atelier dans le corps d’Eva-mère, accompagnée d’un nouveau-né. La posture d’Eva-artiste-mère, désormais en adéquation avec l’état de son corps et celui de son enfant, s’adapte à une nouvelle méthode de travail. Eva-artiste-mère évacue, pour un temps, les matériaux dangereux, les substances toxiques et déploie son travail dans des formes du recouvrement de l’avant. Minuit spécial 9  : une troupe de formes flamboyantes dans leur affaissement s’érige sur scène. Les couleurs deviennent coulures, elles ne sont plus étirées sur une toile. Elles se ramollissent et flottent dans l’architecture de la Chapelle Saint-Jacques. Les points des coutures resserrent les couleurs et sculptent la seconde peau de corps solides oubliés, absents. Des peaux lisses, des peaux plissées, des peaux qui brillent manifestent un essai sculptural d’une pratique de la peinture au repos. Puisant dans les formes de l’avant, elles produisent ensemble l’anti-culte de la « bonne forme », assumant la mollesse de corps fatigués et d’un effondrement imminent.

Je repense aux corps sur les bords des rails et me demande quand est-ce que la tentative de ressembler aux corps qui se tiennent droits, serrés dans des coutures de première classe, touchera à sa fin. Les amateur·rices d’art interrogent souvent les artistes : Quand est-ce que tu sais que l’œuvre est finie ? Imaginons un instant que la réponse se trouve précisément dans l’incertitude de la définition du mot « fin » : ce qui marque la limite terminale de quelque chose. Qu’est-ce qui marque la limite terminale de quelque chose, hormis le dernier battement d’un cœur ? Une assiette se termine, mais elle se remplira prochainement d’un nouveau repas. Un mois se termine, mais le même mois reviendra l’année suivante sur notre calendrier. Un silence figure la fin d’une phrase, mais il introduit la suivante, qui glisse encore le long de nos cordes vocales. La chute est le premier mouvement d’un corps qui se soulève.

  1. Exposition Make Yourself Comfortable, La BF15, Lyon, 2017.
  2. It’s Our Playground : Camille Le Houezec et Jocelyn Villemont.
  3. Vinciane Despret, « Les Morts à l’œuvre » ou la force vitale de notre rapport au deuil, France Inter, lundi 20 février 2023.
  4. Maïna Loaec (accessoiriste), Pierre Lucas (musicien), Margot Montigny (photographe), Sarah Le Treut (assistante), Bénédicte Trouvé (maquilleuse).
  5. Exposition Ni dans les rouges-gorges ni dans les bisons, Centre d’art contemporain Chanot, Clamart, 2019.
  6. Exposition Elle parle avec des accents, Frac des Pays de la Loire, Carquefou, 2018.
  7. Solenn Morel, extrait du texte de l’exposition The Fun Never Sets, Les Capucins, Embrun, 2017.
  8. Johana Blanc, Les déserteuses, Genève, Éditions Clinamen, 2023.
  9. Exposition Minuit spécial, Chapelle Saint-Jacques, Saint-Gaudens, 2022.