HOC : l’île mentale.
A propos de La Réunion / Hypothèse de l’objet en creux : Simili / Placebo Un projet et une exposition de Gabrielle Manglou
Lors j’ai pris cette roche et je l’ai fait sonner.
Edouard Glissant - Les Grands Chaos
Ré-Union. Une île dans l’Océan Indien, un point au large de l’Afrique australe, La Réunion, et une artiste Robinson, recueillant de quoi se fabriquer un kit de survie, une poétique de la mémoire pour temps futurs et intimes. J’écris depuis un autre océan, l’Atlantique, d’une autre île, qu’un pont relie au continent, et à la France en particulier, Ré. Ré-Union. Latitude saline, longitude volcanique. Je ne suis jamais allé à La Réunion. Je n’en connais que ce que l’école, la télévision et quelques lectures m’ont appris. Ajoutons, et c’est le plus important, ce que des amis m’en ont dit, dont elle, Gabrielle.
HOC. Elle me fait part d’un projet : La Réunion / Hypothèse de l’objet en creux. Que dire de la mémoire de l’île ? Que reste-t-il qui puisse avoir valeur de patrimoine ? Sur quel socle repose l’identité réunionnaise ? Elle m’envoie des fragments de son chantier, des mots, des photos. « Houlala ! Dans quoi me suis-je lancé avec toi ? Pour l’instant, c’est un véritable jeu de pistes ! » Et encore : « Parfois j’ai honte, te balancer tous ces petits tas informels, ce brouhaha. »
Trésor ? Je découvre son butin hétéroclite : des mots, français et créoles, en listes peintes ou brodés sur des mouchoirs ; des photographies, anciennes, tristes et souvent floues, portraits de groupes ou individuels, visages parfois effacés, cafre au fusil, esclave enchaîné, rasages de têtes, jeunes femmes blanches se moquant d’un noir ; des peintures délicates et rêveuses ; des fossiles marins tels qu’ammonites, coquillages, des fossiles humains, moulage de visage, poteries, tessons de vaisselle, ustensiles, cordages, tissus, jeu de cartes, verroteries usées par la mer ; enfin, cailloux, insectes, fougères, plumes, fruits, fleurs, palmiers secoués par un cyclone…
Naufrage. Il est vrai que pour l’instant, vu de loin, tout ce bric-à-brac ressemble à un rébus énigmatique. Un monde de choses et pourtant, presque rien. Comme le constat d’un naufrage, comme si l’île avait été engloutie et qu’il n’en restait plus que ces pauvres témoignages. Elle m’avait prévenu : « A La Réunion, peu trace du passé, peu d’objets, peu d’artisans. Tout ici est importé. Nos archives se logent dans nos imaginaires. »
Archéologue. Ce « fourre-tout », comme elle aime à dire, révèle également une démarche multiforme, dans ses approches (collecte d’éléments historiques, collecte intimiste, résultats d’explorations scientifiques) et dans ses techniques (écriture, dessins, photographies, photogrammes, collages, accumulations, télescopages, broderies, objets). Car il s’agit de pouvoir tout attraper. Déplorant et interrogeant la quasi-absence de patrimoine réunionnais visible, l’artiste s’immisce dans les interstices d’une mémoire au mieux édulcorée, au pire défaillante. Elle se fait archéologue d’un vide tremblé, d’une pulsation qui fut vie. Elle fouille, recueille, se renseigne, photographie, capte tout ce qui fait trace, soupçon d’une présence. Tout devient archive. Même les fruits, les coquillages, les pierres. Comme il ne reste rien, alors imprimons tout, sauvons tout ! La mémoire et l’oubli ne sont-ils pas faits de tout ?
Simulacres. HOC prendra forme lors de deux expositions : Simili & Placebo. Un simili d’île, une île placebo. Imitant un modèle tenu pour plus précieux que lui, le simili se fait trompe l’œil, vrai/faux semblant aspirant en quelque sorte le réel copié. Quant au placebo, s’il aide à guérir, c’est sans intervention biologique, et sans, bien sûr, qu’on le sache : pilule dont la charge relève d’une chimie cérébrale de la croyance. D’un côté donc, un plagiat décevant de La Réunion ; de l’autre, un ersatz d’île a priori curatif. A la fois en-deçà et au-delà de l’île répertoriée, cartographiée, historicisée, idéologisée. Faut-il se laisser duper par le simili ? Faut-il croire au placebo ? Face à une histoire officielle linéaire, ne se prévalant que de son efficacité conquérante, taisant ce qu’il convient de cacher (esclavagisme, racisme, colonisation, acculturation), simili et placebo pervertissent en quelque sorte le rapport au réel. Par le doute qu’ils installent, les simulacres vident la vérité consensuelle de sa substance et la renvoient à son statut de fiction idéologique. L’artiste donne le change ; en laissant advenir des traces fragiles, incertaines, son esquisse d’île jette le trouble sur l’île supposée réelle.
Passé ? L’histoire se pare de noms, se nourrit d’hommes et de faits. Bien que HOC ne livre aucune leçon, ne cite explicitement aucune date ni aucun nom, néanmoins, malgré nous, les époques et les noms de l’île défilent : Dina Morgabin, Santa Apolonia, Mascarin, Bonaparte, Bourbon ; arabes, cafres, portugais, français, anglais, hollandais, chinois, indiens, malais ; navigateurs, pirates, mutins, esclaves, exilés, militaires, colons, prostituées, marchands, fonctionnaires, politiques, touristes ; trafics, traite négrière, colonisation, guerres, répressions, négociations, traités, départementalisation : voici le socle mouvant, houleux, refoulé, sur lequel le nom de La Réunion serait censé reposer. Mais réunion de quoi ? De qui ? On pense au « principe d’exclusions réciproques » de Frantz Fanon.
Créolisation. Venue de Martinique, île à l’histoire semblable à La Réunion, tout aussi métissée et volcanique, une voix hante HOC, celle d’Edouard Glissant dans sa pensée du Tout-Monde, notamment quand il redéfinit la créolisation comme construction d’une identité culturelle plurielle, « imprévisible », agrégat de rencontres et de chocs, « confluence des différences ». Principe qui sous-tend le travail de Gabrielle Manglou, à la fois dans sa méthode et dans son résultat. Pour reprendre le mot-clé de Glissant, HOC se présente comme un « archipel » en devenir, chaque image, chaque objet et chaque mot faisant écho ou se heurtant à un autre élément. Cohabitation de fragments épars que le regard du visiteur, passant d’une photographie à un message, d’un mouchoir brodé à un dessin, transformera ou pas en coexistence possible. Et voilà vraisemblablement où se loge le “creux” de l’objet invisible mis en scène dans HOC, dans l’hypothèse des regards qui accepteront ou refuseront les interférences, créant ainsi des résonnances qui seront autant de bouts d’îles. Tissage mental rappelant les processus à l’œuvre dans l’élaboration du créole. La véritable mémoire de l’île ne résiderait-elle pas là, dans cette langue qui a germé, a disséminé, pour, au final, faire île ?
Mélancolie. La disparition et l’absence sont les motifs récurrents dans HOC. Le titre d’un des livres composés par l’artiste en révèle l’obsession : Petit traité d’histoire dévorée, entendue, soupçonnée de l’île de la Réunion. L’histoire a été dévorée, on ne peut que la soupçonner en tendant l’oreille aux rumeurs, aux ouï-dire. Les secrets, les mensonges, les dénis, les versions officielles composent une île fantôme, un simili d’île hantant les corps et les esprits. Constat déprimant que photographies floutées et photogrammes soulignent encore. Et c’est l’ensemble du visible, les pauvres traces remontées à la surface, qui se teinte d’une mélancolie diffuse. Contrairement à l’imagerie littéraire souvent attachée aux îles, La Réunion de Gabrielle Manglou n’a rien d’un paradis perdu. « L’île a honte. », me dit-elle. Honte de ce qui n’a jamais existé ?
Nature ? Les touristes ne débarquent-ils pas à La Réunion pour ses plages, ses lagons, sa faune marine, ses forêts, ses volcans ? Soleils couchants ! Paysages en panoramiques couleur ! Nulle trace de tout cela dans HOC. Si la nature apparait bien çà et là, c’est sur un double mode. Modestement d’abord : fleurs, fruits, plantes, arbres. Nature nourricière et protectrice, comme une promesse de paradis, promesse que les hommes n’auraient pas su accueillir. Plutôt qu’un Eden à portée de main, on a préféré importer des cultures rentables (café, canne à sucre, vanille), intensifiant ainsi le recours à l’esclavage. Cercle vicieux. Mais une autre nature, indifférente et magistrale, semble guetter l’île humaine. Deux photographies, noyées dans un halo bleu acier, l’une de palmiers secoués par un cyclone, l’autre d’un océan déchaîné, présagent du sort, tôt ou tard, de l’île. Née du tohu-bohu de l’océan et des vents, un jour, l’île (et tous ces noms avec elle), finira engloutie. « Tout se referma d’un coup. Et le linceul immense de l’océan continua de rouler ses houles tout comme elles roulaient il y a cinq mille ans. » (Moby Dick)
Oxygène. Sous assistance respiratoire, une vieille dame est allongée, les yeux clos. Dort-elle ? Songe-telle ? Des fleurs stylisées ornent son vêtement. Est-ce une photographie ancienne ou récente ? Cette femme est-elle encore en vie ? Le visage est saturé de rouge, orange et vert. Solarisation ou travail du temps ? Intitulée “Mémé”, la photographie représente-t-elle vraiment la grand-mère de l’artiste ? Si oui, qu’a-t-elle raconté à sa petite-fille sur l’île d’avant ? N’incarnait-elle pas LA mémoire pour l’enfant ? Âgée désormais, malade, elle ne peut plus respirer par elle-même. Et l’île, respire-t-elle encore ?
Cérémonie. Un étrange carré de galets renferme des figurines de saints, de petites photos religieuses, des fleurs séchées ou artificielles, des linges rouges enveloppant de gros galets comme on emmailloterait un nourrisson, enfin, ce qui ressemble à des bâtons d’encens. Qui a pris ce cliché ? Quand ? Il s’agit d’un petit autel dédié à Saint Expédit, autel apparemment improvisé et pauvre comparé à d’autres. Le culte du saint, très présent sur l’île, est entouré d’un certain mystère. Religion de pacotille qu’il convient de cacher ou culte magique qu’il faut protéger ? Même le nom du saint se confond avec une légende plutôt comique (Expédit / In expedito). Contes, croyances, prières, vœux, ex-voto, cérémonies, syncrétisme religieux : une île souterraine, secrète, inventant ses propres codes, son propre territoire, sa propre histoire. Et l’art, n’est-il pas aussi une cérémonie ?
Traces vs Message. Du fait peut-être d’une mondialisation galopante et d’un libéralisme commercial prétendant effacer les territoires et les mentalités au profit d’espaces standardisés, les questions relatives aux origines, à la mémoire, à l’imaginaire collectif et à l’identité, tiennent une place non-négligeable dans l’art actuel (particulièrement dans l’hémisphère Sud). Beaucoup d’artistes y répondent par des œuvres “efficaces”, relevant d’une attitude militante ou, souvent, le message tient lieu d’esthétique. A contrario, HOC, multipliant les approches et les registres, se basant sur des interventions minimales et sur la collecte de traces pauvres, anonymes, publiques ou intimes, ne fonctionne pas comme un système clos et démonstratif. HOC suscite des ricochets impromptus, des interférences inconscientes, préfigurant ou non de possibles pistes. Les traces indiquent, elles ne prouvent pas. Oscillant toujours entre absence et présence (présence d’une absence), les traces sont ambigües. Là réside leur charme. Et l’artiste en joue, comme elle joue de leur nombre, de leur fragilité, de leur opacité. Enfouies dans le passé, oubliées, refoulées, les traces remontent, évanescentes et mélancoliques, font signe et sèment le doute en fissurant le présent. Et si le temps dans lequel nous vivons ou croyons vivre, n’était qu’une fiction, un montage circonstanciel, une mise en scène idéologique ?
L’île de Gabrielle Manglou n’est peut-être pas plus réelle que La Réunion des encyclopédies, mais du coup, c’est cette dernière qui l’est un peu moins.
Eric Girard-Miclet, Ars-en-Ré, avril 2018