Gabrielle
Manglou

UP . 30.10.2024

Par où commencer ? 

François Gaertner, 2018

Par où commencer ? 

La nuit est tombée dans l’atelier. C’est presque prêt : les éclats de vaisselle affleurent le ciment ; les titres dorent sur la peau des beaux livres ; à Madagascar, des fers entravent les pieds des arcs-en-ciel ; des bâtonnets glacés fondent sur Paul Vergès ; une banane d’un kilo attend sa pendaison. Et au milieu glisse une robe à fleurs pâle. C’est Gabrielle.

Elle vient de m’expliquer ce drôle d’inventaire, un peu comme on pose des épingles sur une carte pour établir un périmètre d’investigation. Le territoire est vaste et mystérieux : l’histoire de La Réunion vue à travers ses objets, ou plutôt leur absence. Parce que cette île est un lieu dont l’archéologie n’a encore pu gratter que la surface.

Comment décrire ?

Il s’agit donc d’une enquête sur un passé flou, plein d’angles morts, peuplé de fantasmes et de présences invisibles. Passer au détecteur esthétique une terre où les racines se démultiplient et se perdent dans les plis du temps, laissant au ventre un creux que chacun remplit à sa façon : à l’émotion, à l’ironie, au spirituel, au politique, au tragique, ou à l’esbrouffe pour se donner maladroitement un peu d’allure.

Je n’ai jusqu’ici rencontré que Gabrielle pour considérer ce vide, non comme un manque à combler ou comme une opportunité à saisir, mais en tant que vide, simplement pour voir de quoi il était fait.

Comment placer ?

Ce travail s’inscrit dans un double contexte (au moins). D’abord, sur le chemin de l’artiste, il marque un temps long qui suit une grande succession de temps courts, des cadrans consacrés à des thèmes ou des techniques cohérents mais isolés. Hypothèse de l’objet en creux suit une révolution complète, et embrasse toutes les directions pointées par l’horloge interne de Gabrielle – fin d’un cycle, début d’un autre.

Vu de plus haut, il propose un regard neuf sur un motif majeur de l’imaginaire créole depuis, au moins, la publication des Révélations du Grand Océan de Jules Hermann en 1927 : le croisement entre l’art et l’archéologie. Principalement occupé par des mythologies, ces récits sont souvent le terrain, important, d’un retournement symbolique où l’île ne serait plus Pétaouchnock mais le centre du monde, un cœur caché, un lieu de l’extraordinaire et du surnaturel.

L’approche de Gabrielle, plus concrète, réinvente avec beaucoup de subtilité cette inversion des regards, et marche en équilibre avec deux contrepoids : le sauvage comique et le sauvage cosmique. Dans un jeu d’essuie-glaces permanent où l’humour n’exclut pas l’émotion, et où la violence n’empêche pas la légèreté, elle construit peu à peu un discours qui englobe toutes les bulles de l’identité créole.

Comment déplacer ?

Mais dire tout ça, c’est peut-être manquer l’essentiel : dans une autre vie, Gabrielle aurait pu être sorcière. Ce n’est pas donné à tout le monde.

D‘abord, il faut la curiosité et le courage de poser des questions, oser des expériences. Gabrielle a passé deux ans à fouiller. Elle a soupesé la science, rencontré ceux qui la font, plongé dans les archives, éprouvé ses métiers, épluché méthodiquement les images, parcouru les textes, voyagé, regardé sous l’eau. C’est une artiste qui explore.

Ensuite, il faut la main : la dextérité et le savoir-faire requis pour coudre, peindre, nouer, clouer, découper, photographier, retoucher, imprimer, relier, coller, jouer, impeccablement. La nette simplicité du travail demande une expertise si évidente qu’en dépit de matériaux et de transformations, il ne vient à personne l’idée de prononcer le mot bricolage, fût-ce avec tendresse. C’est une artiste qui sait faire.

Mais ces qualités ne seraient rien sans une troisième, qui distingue finalement la sorcière d’une cuisinière. C’est un don de double vue, la faculté de voir plus loin, de percevoir les hors-champs, ressentir leur présence. Cette manière d’interroger le monde qui produit des résultats surprenants, singuliers. C’est une artiste qui fait de la magie.

Où finir ?

Lorsque tout a été dit – les profondeurs du travail, les pensées en rhizome, les cheminements, les transes et les rencontres – la robe à fleur s’est figée. Il y a eu comme un bref soupir de soulagement, et puis elle a dit, avec cette voix douce et perchée d’enfant lunaire : « Bon après, tu sais François, tout ça c’est de la poésie. »

C’est Gabrielle Manglou.

François Gaertner, 2018