Damien
Rouxel

MÀJ . 17.09.2024

71ème festival d'art contemporain Jeune Création

Maica Gugolati

Ce texte est le fruit d’un dialogue avec l’artiste Damien Rouxel, qui figure parmi les participants du 71e festival d’art contemporain Jeune Création.

Damien Rouxel nous amène à découvrir l’espace familier de sa ferme familiale ; espace de son enfance qui devient l’un des lieux de création de son travail artistique. Plus je discute avec Damien de sa ferme, à travers des descriptions détaillées de ses espaces ouverts et de ses horizons, plus on peut accéder à sa réflexivité et ses projets. La ferme incarne un corps qui se reflète progressivement dans celui de l’artiste. Corps et espace se fondent dans la pratique performative. Les « deux mondes » de Damien, celui de l’art et celui de la ferme, communiquent de façon presque spéculaire. La ferme est un lieu de sécurité pour la famille, qui permet à ses membres de collaborer aux performances de l’artiste en toute confiance.

La ferme ne se résume pas à l’espace qui contient les interrelations de l’artiste et de sa famille, elle devient un espace agent et actif dans les œuvres de Damien. Comme pendant son enfance, la ferme est un lieu-personnage complice de ses jeux. « Avec ma sœur on créait des cabanes, on créait des rings pour les combats ; les bâtons utilisés pour faire avancer les vaches devenaient des arcs pour moi. ». La ferme, pour l’artiste encore enfant, était un espace multiforme qui se transformait en scènes de théâtre ouvertes, modulables et actives dans la pratique même du jeu : « la ferme accueille une création d’espaces multiples qui continuent à changer. » L’artiste poursuit en décrivant ses scénarios juvéniles, qui prenaient la forme des espaces de la ferme, les passages, les couloirs pour les humains et ceux dédiés aux animaux, tous ces espaces permettent maintenant à l’artiste devenu adulte une métamorphose en « monstre », comme il se définit lui-même. « Les champs de maïs, où il y a toujours des espaces où le maïs ne pousse pas… j’allais jouer dedans ». Tel un Minotaure qui se perdrait dans le labyrinthe des champs de maïs de son enfance et parmi les couloirs des machineries de la ferme, aujourd’hui, par la photographie, la performance et la sculpture, Damien demande à sa famille de se joindre à lui pour prendre part à un jeu sérieux, où la famille elle aussi se réapproprie la ferme au-delà de son espace professionnel, et où les relations familiales prennent d’autres formes grâce au jeu performatif.

Devenir Minotaure, 2013
Photographie numérique
Portrait de famille, photographie numérique, 2018
Portrait de famille, 2018
Photographie numérique

La métamorphose intrinsèque de la nature et des milieux professionnels afférents, comme ceux de l’élevage et de l’agriculture, soumis à de constants changements en fonction de la météo, des saisons, du rythme de vie et de mort des animaux, fait écho à la « transformation » queer de Damien dans ses performances et photographies. La performance queer, emblème par excellence de la transformation selon de grands critiques et praticiens comme Esteban Muñoz, Judith Butler et Guillermo Gómez-Peña, permet justement cette transition qui va au-delà des étiquettes et des frontières qui séparent des environnements considérés comme distants et parfois incompatibles.

Dans ce jeu d’adulte, les époques et les milieux sociaux convergent et s’intersectionnent dans l’intimité de la ferme familiale. La transformation ne concerne plus seulement l’artiste mais aussi sa famille et la ferme, qui tous portent différentes « peaux », comme des vêtements phénoménologiques et identitaires. Dans les performances de Damien, de la même manière que sa « peau et son corps deviennent des espaces du décor », la ferme devient elle aussi un décor de son espace créatif. Le dualisme chronotopique entre paysage extérieur et paysage intérieur, enfance passée et présent, se queerise. Le décor permet la perpétuelle transformation des dé(s)cor(ps) des personnages qu’incarnent la ferme, la famille et l’artiste. Ces peaux-corps-décors métaphoriques protègent, inspirent et forment un espace de devenir où l’artiste incorpore ses métamorphoses. « La peau on la décore, on la maquille, ça cache des choses », affirme Damien. La peau est semblable à un costume qui protège et qui forme une identité temporaire de la personne. Pour l’artiste, les tenues de travail de la ferme sont des costumes de scène. « Les membres de ma famille portent leurs propres bleus de travail, mais par contre moi, non, je n’ai pas de bleu de travail à moi, donc je le pique, je porte un des leurs, parfois celui de mon père ou celui de ma sœur. Et chaque fois qu’on enlève le bleu de travail, j’ai l’impression qu’on retire une peau. […] Moi je vais donc piquer la peau de chacun ». Dans ses photo-performances, les membres de sa famille incarnent leur propre rôle de mère, sœur, père, tandis que lui « change de peau » et de personnage, comme un serpent qui mue, ce qui lui sert d’outil d’adaptation ou de visibilité.

Damien Rouxel, Je suis ce que vous voulez que je sois, photographie numérique, 2018
Je suis ce que vous voulez que je sois, 2018
Photographie numérique
Mère et fils au travail, 2018
Photographie numérique

Son travail « est une réappropriation des lieux, comme moi je le faisais quand j’étais gosse, et que la ferme devenait des espaces imaginaires. Pour moi, c’est comme un jeu d’enfant, j’impose certaines règles : objet, lieux, ce sont les règles de la performance, à l’exception desquelles tout est permis, tout est possible ! » (D.R. 2021).

Pour l’artiste, les photographies sont des scènes performées, presque jamais répétées, où la sensation de risque procurée par l’imprévisibilité des relations au moment de la prise des photos, interagit avec les sujets et les espaces. La réinterprétation de scènes d’anciennes peintures issues de l’histoire de l’art proposent une vision séculaire, qui vient se superposer au portrait de famille personnel de Damien et des siens.

Portrait royal, 2019
Photographie numérique
Mère et fils en pietà, 2016
Photographie numérique

L’artiste et sa famille partagent une approche similaire du travail : le labeur à la ferme comme la pratique artistique exigent un engagement constant, dans lequel Damien et ses parents se reconnaissent mutuellement. Les photo-performances de Damien s’intègrent donc dans la routine du travail à la ferme, elles tissent un lien organique entre la relation familiale et le rapport professionnel et deviennent un moyen de découverte de l’autre par l’intime. La place dans l’univers professionnel familial dont l’artiste se sentait « exclu » pendant son adolescence, lui est restituée grâce à son travail artistique.

Parents et fils au travail, 2020
Photographie numérique

La ferme devient un espace où l’artiste et sa famille « cultivent » une relation de découverte et d’acceptation mutuelle, où la rencontre devient source d’inspiration et scène créative par excellence. Les deux univers, artistique et agricole, « arrondissent les angles » comme dit l’artiste, pour cohabiter dans le même espace et dans un temps déterminé. La pratique artistique opère comme le ferait un repas de famille ; « un repas de tous les jours ; le moment où tout le monde est ensemble à table », dit Damien. La ferme devient alors un medium performatif agent, où l’artiste met en pratique ses jeux et imaginaires qui font communiquer des systèmes préconçus comme des antipodes : l’histoire de l’art et le monde agricole, la vie rurale et la vie urbaine, l’enfance et l’âge adulte, l’hétéronormativité et les politiques queer, le tout grâce au respect mutuel du temps et des énergies réciproques.

Damien Rouxel nous démontre par sa pratique artistique que des réalités apparemment inconciliables peuvent coexister. Le care relationnel associé au respect professionnel mutuel qui imprègnent son œuvre nous enseignent des outils de bien-vivre ensemble et de liberté d’expression créative. Un grand merci donc à toi Damien Rouxel de ce partage.