Damien
Rouxel

MÀJ . 17.09.2024

Jouer au petit cheval

Jouer au petit cheval Exposition-restitution de résidence - “L’Héritier” - Damien Rouxel Artcheval - Echappé(es) - Centre d’art Bouvet-Ladubay - Saumur - Octobre 2021
Elen Cornec , 2021

On y rentre par un vestibule. Celui de nos aïeux où l’on cherche naturellement à suspendre son manteau, voire à abandonner ses souliers. Un oculus de tapisserie moirée nous y accueille, constitué de dizaines de silhouettes équestres et de cavalerie. A ses côtés, tel un trophée, une tête de cheval de papier mâché, couverte de coupures noires et blanches d’encyclopédies d’histoire de l’art, celles que le temps a vu s’amonceler. On poursuit son avancée dans ce lieu si familier, celui des étagères bondées de bibelots briqués, de laid à mignon en passant par le kitch. Ici, chaque figurine est équestre, empruntant couleurs et postures en tout genre, nommées une à une, telles des champion.ne.s. On se surprend alors un peu honteusement à entrapercevoir des positions érotiques à ces vraies-fausses porcelaines, avant de sourire -niaisement- devant un petit poney rosée de notre enfance. En se retournant, on se retrouve face à face avec cet immense portrait de celui qu’on imagine être l’héritier, celui qui prend toute la place avec ses photos de classe sur la cheminée. Dans son portrait le plus superbe, l’enfant-roi, doté de ses attributs équins, trône au cœur d’un immense médaillon brodé de canevas. A ses côtés, l’espace jeux qui nous est dédié, celui des puzzles, dont il manque inéluctablement au moins une pièce. Cet échec ludique ne s’incarne pas ici par la solution du passage en force avec une pièce rapportée, mais par l’assemblage frénétique par superposition, laissant deviner les manques successifs. A moins qu’il ne s’agisse de lacérations enfantines à même le contreplaqué du grenier, trouvant leur écho dans la décompo-reconstitution d’affiches à la Villeglé. Avant de basculer, le regard s’arrête avec étonnement sur une ultime photo, évoquant l’extase, sertie dans la toile de Jouy… On bascule alors. Au mur de cette nouvelle pièce, les références religieuses et mythologiques se succèdent, comme autant d’images équestres subliminales. On retrouve les acteurs fétiches de l’artiste, parents, amant, mais aussi de nouveaux personnages, venus marquer le passage dans une nouvelle saison dans l’univers de celui-ci. Certains cadres ne sont pas sans nous rappeler des paysages traversés plus tôt alentours, quand d’autres scènes prennent place dans un intérieur familial: un Kelpie vient émerger du Thouet au pied de la verrière monumentale, Thouet qui sera plus tard le Styx à franchir, avant que l’on assiste au terrassement du dragon par le saint-patron des chevaux, ayant pris les traits d’un enfant en finissant avec son doudou-dragon. Plus loin, les prairies d’entraînement seront tantôt le théâtre d’un groupe d’individus chamarrés comme partant en tournée, tantôt - à perte de vue - le sublime décor de performance d’un voltigeur casqué d’une tête de cheval, haute des couleurs du trublion de la commedia dell’arte. Texte-retour sur “L’Héritier” de Damien Rouxel par Elen Cornec Et peu à peu, on mesure que la douceur à l’allure de madeleine est en réalité un spacecake. Le sol se quadrille sous nos pas d’un plateau de jeu des petits chevaux. Les pions n’attendent que d’être enfourchés. Chacun sa couleur, chacun son accessoire. Si certains y verront du Lewis Caroll, les yeux écarquillés retrouveront davantage un univers kubrickien. Les lampions scintillent, les rambardes lustrées donnent le tournis et deux sculptures par moulage nous attendent de manière assez magistrale et fantomatique, entre partenaires de jeu et obstacles. Les accessoires de cavalerie viennent sceller leur contorsion et enchevêtrement complexe. On ne sait s’ils dissimulent ou exacerbent ce sentiment, qui aurait pu être gênant mais qui attise notre trépignement à jouer, nous aussi, dans un total lâcher-prise. Tandis que nos sens voient rouge et s’épuisent de tant de sollicitations, une ultime salle nous appelle et c’est comme “reseté” que notre corps et notre esprit y échouent. On se retrouve alors à suivre Damien Rouxel franchissant les portes du Manège des écuyers, torse-nu et aux pattes enveloppées d’un simple pantalon de cavalier noir. Lavé de tout, on vit alors pleinement l’expérience, celle d’emprunter totalement la respiration, la peau, le pouls de l’équidé. Chaque minute compte pour vivre pleinement: la solitude, l’isolement, l’agacement du vol narquois de la mouche, l’oppression du bandage, les pics et tiraillements de la crinière dans le pion. Et alors, on se prend à savourer le sable sous nos sabots plutôt que le foin, la marche plutôt que l’immobilité - quand bien même elle se doit d’être au pas, orchestrée. On mesure malicieusement combien le cercle du manège nous libère du carré du box. Marcher, marcher en rond, faire un faux-pas - pour oser, pour tester - puis docilement courber l’échine, accepter cette domination humaine pour pouvoir revenir, chaque jour ici, marcher, marcher en rond, en rythme sur le Boléro de Ravel, et admettre clairement que - successivement - la flûte, la clarinette et le hautbois prendront - pour nous - le dessus sur le rythme quasi-militaire de l’ostinato. Jouer le jeu du dressage parce que c’est la vie qu’on nous concède. Et alors que l’on est autorisé à trotter, que la vitesse nous saisit, nous fait vibrer, que le manège tourne, encore et encore, que ça y est, dans la résille de la vitesse du galop, on ne le voit plus ce foutu humain, castrateur-bourreau, alors on ose enfin s’abandonner à l’humidité totale et entière de nos yeux, laissant s’extraire avec délectation l’essence-même de notre corps et de notre coeur oppressés. C’est précisément cette folle expérience que nous offrent Damien Rouxel et la réalisatrice Aurélie Berlet dans l’oeuvre vidéo “Être équin”, pièce maîtresse de l’exposition “Echappé(es)” au centre d’art BouvetLadubay. Alors que l’homme-cheval-héritier bondit hors de portée, dans des glissandi exagérés par les cuivres, on se réveille de ce splendide rêve. Damien Rouxel n’a jamais voulu remporter un concours complet. Et pourtant, force est de constater que l’artiste-performeur en jouant au petit cheval nous fait la démonstration, alors que ce n’était pas nécessaire, que sa création relève du génie. A ceux qui lui demandaient de “sortir de la ferme”, la création de Damien Rouxel à Artcheval témoigne que non seulement, il sait “agir dans son lieu”, comme l’a si bien formulé Julie Crenn (exposition éponyme à Transpalette, Bourges, 2021), mais qu’extrait de son milieu, il s’immerge et crée tout aussi totalement pour mieux nous submerger.


Le centre d’art Bouvet-Ladubay offre chaque année un écrin à l’art contemporain à travers une exposition “Echappé(es)” dans le cadre du festival Artcheval, avec le soutien du Comité Equestre de Saumur et de l’Abbaye de Fontevraud. Franchi les grilles de la cour, la verrière couvrant le patio émerveille, offrant une vue imprenable sur le Thouet, affluent de la Loire. C’est dans ce lieu que se tiennent annuellement les expositions de restitution des résidences artistiques de l’année. En 2021, Damien Rouxel restitue “l’Héritier”