Damien
Rouxel

MÀJ . 17.09.2024

Damien Rouxel : métamorphoses queer en milieu rural

Fabienne Dumont, Texte présenté pour le prix de l’AICA, 18 mars 2016

Damien Rouxel est un jeune artiste, né en 1993, issu des écoles d’art françaises, qui s’intéresse aux questions de genre, d’animalité, de ruralité, de travestissement, qu’il mêle dans des vidéos, des photographies et des performances. Nourri par toute une série de références, de la musique pop aux sculptures antiques, Damien Rouxel explore les interfaces, les interactions entre un monde fantasmé et la réalité des sexes, de la ruralité, des relations familiales, sociales, des normes, mêlant intimement l’imaginaire aux éléments puisés dans ses expériences pour nous donner à saisir un monde qui vacille, où il s’extrait de réalités sordides, tel un phénix qui défie le mépris social au milieu d’un environnement rude. Une « cartographie des marges », selon Kimberlé W. Crenshaw, à l’intersection de plusieurs univers. Ses propos sur la féminité, comme source de pouvoir, évoquent la provocation des Gazolines, qui, au début des années 1970 affirmaient : « L’important, c’est le maquillage ! »

Damien Rouxel insère des photographies de famille sur fond de toile de Jouy (Portraits de famille, 2013-2015). Ces fonds à décors ou paysages dans les roses ou bleus vieillis évoquent l’ancienne France, celle du XVIIIe siècle. Les scènes bellâtres et champêtres contrastent avec la crudité des photographies qui lui sont associées. Parfois, des tapisseries récupérées, en écho à sa grand-mère, servent de supports au portrait de sa mère en beauté hors norme (Beauté maternelle, 2015 ; Mère butch, 2016), que ne renierait par Catherine Opie, qui s’est photographiée en tant que mère butch allaitant son enfant, en 2004.

Damien Rouxel se livre à un véritable jeu sur les rôles – de sexe, de genre, de sexualité, de règne – entre animal humain et non humain… Le milieu agricole revient en permanence hanter ses propositions, par des revisites de la ferme familiale, qui sert de cadre à des performances filmées ou photographiées (Créature – fils, 2013), dans lesquelles les attributs des vaches, des bœufs, et le corps de l’artiste se confondent, jouant tous les rôles, comme dans Animal (2013). Jacques Derrida, dans L’animal que donc je suis, en récuse le singulier pour forger le terme d’« animots », afin « d’envisager qu’il y ait des ‘’vivants’’ dont la pluralité ne se laisse pas rassembler dans la seule figure de l’animalité simplement opposée à l’humanité ([… ou délimitée par l’usage]) du mot […] ».

Dans Ce rêve de normalité (2014), on assiste à un étrange rituel d’accouchement, brutal, intense, d’un veau extrait d’une vache, qui se métamorphose en un corps au mouvement doux, ample, androgyne, humain. Dans le même lieu, la violence infiltre l’espace dégagé par cet humain nu et vulnérable. Le corps n’est pas dans une position de combat ou de virilité, mais il résiste aux assignations, aux réalités auxquelles on voudrait le contraindre. Il se glisse dans les interstices et se réinvente un monde, car affirme-t-il, « né d’un corps dit ‘’féminin’’ dans une exploitation agricole bovine […], le rôle qui m’était assigné n’était pas pour moi ». La vidéo rappelle l’ambiance du film Tom à la ferme du réalisateur québécois Xavier Dolan, sorti en 2012. Ce rêve de normalité, c’est aussi ce monde en mouvement, en interface, un intermonde qui dégage le terrain pour un ailleurs, hanté, mais libre de se définir, qui parcourt avec grâce l’espace paysan, métamorphosant un univers âpre en une situation extraordinaire. La désinvolture n’est qu’apparente, les apprêts sont lourds d’une charge transgressive, d’un passé en train de se transmuter en une force, en une affirmation de soi qui n’oublie pas les mues nécessaires.

La remise en question des rôles est flagrante dans les portraits et autoportraits familiaux, qui empruntent leurs modes d’activation à Cindy Sherman ou Michel Journiac, tout en se référant à la sphère rurale (Autoportraits travestis, 2016). Père mère/Mère père filme le déshabillage étonnant de parents travestis, dont les codes vestimentaires se brouillent : lui, porte des sous-vêtements féminins ; et elle, revêt une chemise de bûcheron. Ces représentations démontrent que masculinité et féminité n’ont rien d’ontologiques, les activités physiques et sociales formatent les corps (Ne pas jouer à la femme, 2015 ; Se vouloir femme, 2016).

On pense aussi à un écrivain de la même génération, Édouard Louis, qui a su mettre en mots cette violence larvée de la ruralité des régions du Nord, dans son ouvrage En finir avec Eddy Bellegueule, le ballet d’affiliations identitaires en plus, qui interroge les codes de genre. Toute une structuration sociale est cimentée par ces rituels, ces places autorisées, ces transgressions de rôles interdits que ces images bouleversent.

La vidéo la plus marquante de cette prise de parole est Regardez-moi comme je ne suis pas (2015), qui affirme cette nécessité de nommer pour vivre pleinement. La figure de drag queen se transforme en une figure défaite, puis revendicatrice. Il évoque la féminité comme un pouvoir, à l’instar de David Halperin dans L’art d’être gai, pour qui la mascarade suppose un irrespect pour les oppositions de genre, socialement construites et dissymétriques, et pour les mises en scène sociales qui réclament qu’on les prenne au sérieux. Puis viennent les insultes homophobes reçues, recrachées à la face du public, tout comme le stigmate de l’origine rurale, mais aussi toute assignation à une hétérosexualité ou une masculinité hégémonique, pour laisser place à une palette nuancée. L’élégance est peut-être de dire sans pathos, de laisser affleurer la rage dans certaines pièces, de crier cette inadaptation aux normes, que tant de jeunes gens vivent encore. Loin du clip rapide, Damien Rouxel intègre des temps longs qui créent un malaise, obligent à saisir la tristesse et la douleur, l’impact des mots ravageurs (Tu es la honte de la famille, 2016) et la reprise de pouvoir sur son destin, la colère mobilisatrice qui permet, selon ses mots, de s’inventer.

Dans Mother Camp, Esther Newton affirme : « Ce n’est qu’en prenant à bras-le-corps le stigmate qu’on peut en émousser la pique et le rendre risible ». Eve Kosofsky Sedgwick, dans Épistémologie du placard, montre le plaisir que l’on prend à participer à la subversion culturelle qu’opère le camp. Ce plaisir se ressent face aux travestissements et postures campées par Damien Rouxel, tels cet assemblage récent qui réunit un vieux licou de cheval, qui servait à tirer la charrue, et un miroir tagué au rouge à lèvre, reflet du poids des conventions (Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle, 2016).

L’art d’être dans les interstices du monde, l’art de transgresser par résistance aux normes, parce que sa vie n’a pas d’autres voies pour advenir, parce que l’on pense le monde en gai gay, en queer, en camp : faire advenir une œuvre, c’est donner corps à ces imaginaires aux réalités mêlées, imposer des figures marginalisées comme viables, empreintes de douleur et d’élégance. C’est ce que construit Damien Rouxel.

Fabienne Dumont, Texte présenté pour le prix de l’AICA, 18 mars 2016

Fabienne Dumont, « Damien Rouxel : métamorphoses queer en milieu rural », 100 critiques - 10 ans d’art contemporain – Le prix AICA France, In Fine éditions d’art, Paris, 2023, p. 55.